Une rencontre en rouge

« Raha ! Une lettre est arrivée pour toi ! »

C'est ainsi que Krile, enveloppe à la main, accueillit G'raha Tia à son retour dans l'annexe des Élèves de Baldesion. C'était une journée paisible, quelque temps après la fin des événements liés à l'apocalypse, et une douce brise soufflant sur Sharlayan, il en avait profité pour s'offrir une pause déjeuner un peu tardive. Une missive adressée non pas à l'organisation, mais directement au jeune Miqo'te, n'était pas chose courante, pourtant son nom était indiqué dans un alphabet éorzéen remarquablement calligraphié. Toutefois, aucune mention de l'expéditeur ne se trouvait sur le courrier. Après avoir emprunté le coupe-papier d'Ojika à l'accueil, G'raha entailla prestement l'enveloppe, puis se mit à parcourir le contenu de la lettre avant de laisser échapper une légère exclamation. Ni une ni deux, Krile et Ojika se tournèrent vers leur collègue, interloqués. Ce dernier recommença à lire frénétiquement le morceau de papier entre ses mains, de peur de s'être trompé, pour enfin prendre la parole, l'air embarrassé.

« C'est une lettre du seigneur Hien de Doma... Il me demande si je suis disposé à lui rrrendre visite.
– Attends, Hien... Tu veux dire le fameux Hien !? Mais pourquoi s'adresser à toi en particulier ?
– C'est bien ce qui m'intrrrigue. Si encore il souhaitait que j'emmène le Guerrier de la Lumière avec moi... »

G'raha retourna le billet et le mit même à l'envers, mais il ne put déceler aucun code ni indication cachée. Il n'y avait donc pas d'erreur possible quant au motif de son expéditeur. Alors qu'il réfléchissait à comment procéder par la suite, il se remémora un instant les exploits d'un certain aventurier à Doma, avant de chasser ces souvenirs pour mieux se concentrer.

« Quoi qu'il en soit, je me vois mal rrrefuser. Après tout, cette requête émane des hautes sphères... »

Il répondit comme s'il cherchait à se convaincre lui-même, ce qui ne manqua pas de faire sourire ses deux compagnons. C'est ainsi que, le cœur encore empli de quelques doutes, mais surtout d'une vive attente, il commença les préparatifs nécessaires à son long voyage en Orient.

G'raha Tia se rendit donc au village d'Isari, après un court passage à Kugane, pour ensuite embarquer dans un navire remontant la Muni. Quand il accosta au quartier enclavé de Doma, un homme-bête aux allures de loup du nom de Hakuro l'accueillit d'une révérence formelle typiquement orientale. Le jeune Miqo'te entreprit alors de suivre son guide le long de l'avenue principale. Cette dernière était bordée des deux côtés par des murailles de pierres, parsemées de petites lucarnes en éventail qui laissaient entrevoir des artisans à l'ouvrage dans ce qui semblait être divers ateliers. Même si sa curiosité naturelle le poussait à observer les alentours, G'raha tenta tant bien que mal de regarder droit devant lui.
Le Lupin l'emmena devant un splendide édifice au coin de l'avenue. Cet ancien siège de la magistrature locale avait été aménagé pour devenir le manoir de Hien, qui l'avait alors rebaptisé « Kienkan ». Après avoir passé la porte d'entrée, ils arpentèrent un long couloir qui dégageait un profond parfum végétal inhabituel ; peut-être était-ce l'odeur du vieux bois employé pour bâtir la charpente, ou le bouquet d'un encens inconnu utilisé en Orient. Soudainement, G'raha Tia sentit la tension monter dans sa poitrine ; il avait pourtant pris le soin d'étudier les us et coutumes ainsi que les règles de politesse si propres à Doma, cependant, il ne put s'empêcher de se redresser, raide comme un piquet. Malgré son éducation sharlayanaise, il s'était toujours tenu éloigné des formalités et autres protocoles de la haute société, jusqu'au moment où il se retrouva lui-même à la tête d'une cité, et décida alors de respecter un minimum l'étiquette requise.

Quelques pas plus loin, une porte coulissa sur le côté, révélant la silhouette de l'homme qui l'avait fait mander.
« Sois le bienvenu. Désolé de t'avoir imposé un si long voyage. J'espère au moins qu'il aura été plaisant ! » déclara ainsi Hien, un léger sourire s'esquissant au coin de ses lèvres.

G'raha avait déjà croisé le dirigeant domien lors d'un concile avec les chefs d'État de l'Alliance concernant la stratégie à suivre face à la menace des Télophores. D'ailleurs, il se souvenait également d'un Hien différent : l'homme qui vécut dans cet avenir désormais réécrit où le huitième fléau avait ravagé la planète. Il avait entendu de sa bouche le récit de sa vie ainsi que celui des aventures d'un certain héros. Toutefois, G'raha choisit lors de leur première rencontre de garder pour lui ces réminiscences, et se présenta succinctement comme nouveau membre des Héritiers de la Septième Aube.
Le seigneur Hien dégageait un charisme naturel, semblable aux autres dirigeants de l'Alliance, mais aujourd'hui, il semblait encore plus radieux et imposant. Assis en tailleur, il arborait fièrement les armoiries de son pays, et était adossé à un majestueux paravent décoré d'une peinture au lavis de montagnes et de torrents. Il était né l'année qui avait suivi l'annexion de Doma par l'empire de Garlemald, et avait donc exactement le même âge que G'raha Tia. Mais rien ne l'indiquait dans son apparence digne, au contraire, elle reflétait parfaitement les épreuves qu'il avait dû surmonter pour atteindre sa position actuelle.

« Je vous rrremercie sincèrement pour votre invitation, mais si je puis me permettre... Êtes-vous certain d'avoir besoin de mes services en particulier ?
– Tout à fait ! J'ai une requête bien spécifique à te soumettre. »

Hien invita alors G'raha à s'asseoir en face de lui. Ce dernier s'exécuta et résuma en quelques mots son périple jusqu'à Doma, avant de demander au dirigeant en quoi consistait cette fameuse requête. Le seigneur domien lui précisa que les relations entre l'ancienne province et l'Empire étaient sur le point d'évoluer : suite à la reprise du commerce avec Radz-at-Han, des pourparlers avaient été engagés et une table ronde entre de nouveaux pontes de Garlemald et des représentants de plusieurs états allait bientôt se tenir à Doma. Hien désirait avant tout appréhender la situation à Garlemald avant d'entamer les négociations. D'autre part, le gouverneur de Locus Amoenus, la région autrefois connue sous le nom de Corvos, serait également présent, et le dirigeant domien voulait en apprendre davantage sur cette nation.
D'ailleurs, Hien était tout d'abord entré en contact avec Thancred, afin d'obtenir des renseignements sur les provinces touchées par l'apocalypse. Avec sa réputation d'espion hors pair, le pistosabreur à la chevelure argentée semblait le mieux disposé parmi les Héritiers à pouvoir l'aviser. Mais du propre aveu de Thancred, les origines corvosiennes de G'raha Tia le rendaient très certainement plus apte à fournir ce que Hien recherchait.

« Thancred n'a pas torrrt, toutefois... je suis parti pour Sharlayan très jeune, et depuis j'ai toujours essayé de garder mes distances avec Corvos. J'ai bien peur de n'être qu'une piètre source d'informations.
– Cela n'est pas si important. Au sein des diverses provinces annexées par l'Empire, nombreux sont les habitants qui comme toi ont choisi l'exil plutôt que de vivre sous l'occupation. J'aimerais tout de même que tu me parles de ta terre natale. »

L'affaire présenté ainsi , G'raha pouvait difficilement refuser. Il offrit alors à Hien une brève chronologie de Corvos jusqu'à sa situation politique actuelle. Les disputes entre Corvosiens et Garlemaldais quant à la légitimité de leur autorité duraient depuis des générations. En tant qu'historien spécialiste de l'empire d'Allag, G'raha expliqua que plus de cinq mille ans en arrière, la région abritait une cité allagoise importante, où de nombreux travailleurs miqo'te furent envoyés afin de servir de main-d'œuvre. Après plusieurs fléaux et conflits armés, les Corvosiens prirent le dessus sur les Garlemaldais, environ huit cents ans plus tôt, poussant ces derniers à l'exil. C'est ainsi qu'ils s'enfuirent au nord du continent d'Ilsabard, vers des terres gelées et inhospitalières.
Le statu quo entre les deux nations dura ensuite plusieurs siècles, jusqu'à l'avènement de l'empereur Solus zos Galvus. Il y a environ soixante ans, à l'aide de la technologie magitek qu'il avait aidé à développer, il envoya les troupes de Garlemald au sud, afin de reconquérir cette terre perdue, qu'il considérait injustement dérobée à ses ancêtres. Leur puissance militaire inédite et incontestable permit aux Impériaux de vaincre leurs anciens ennemis en un clin d'œil. Le nom même de Corvos fut alors rayé de la carte pour devenir la province de Locus Amoenus. Parmi les diverses appropriations de l'Empire, c'est d'ailleurs l'une des rares régions à avoir été renommée, ce qui dénote le caractère tout particulier que revêtait ce lieu dans l'esprit des Garlemaldais.

« Voilà donc plus d'un demi-siècle que cette terre a perdu son nom d'origine... », murmura Hien après avoir écouté attentivement la présentation de G'raha Tia.
Il n'osait imaginer ce qui serait advenu de son propre pays s'il avait subi le même destin que Corvos.

« À vrai dire, le nom de Corvos n'a pas totalement disparu, que ce soit dans la culturrre ou l'architecture. Cependant, à l'heure actuelle, toutes les personnes clés de la région, au niveau politique comme économique, sont nées sous le joug de Garlemald, et n'ont connu que l'occupation. »

Cet état de fait se fit particulièrement ressentir lorsque l'apocalypse frappa Corvos. Même si le cataclysme ne ressemblait à aucun autre fléau, les responsables corvosiens manquèrent cruellement de réactivité, surtout comparé à leurs voisins hannois, confrontés à des problèmes identiques. Il faut dire que l'autorité centrale de la métropole – ainsi que l'appelaient les jeunes habitants qui n'avaient pourtant rien de garlemaldais – était totalement injoignable, car paralysée après la guerre civile et la chute de la capitale impériale.
Hien ferma les yeux, imaginant les fonctionnaires envoyant désespérément des rapports, sans aucune réponse en retour... et laissa alors échapper un long soupir.

« Lors de la guerre de libération, Doma était sous contrôle garlemaldais depuis vingt-cinq ans seulement, et Ala Mhigo depuis vingt... Avec plusieurs décennies supplémentaires d'occupation, je doute que nous aurions réussi à reprendre nos pays de la même manière », dit-il alors, perdu dans ses pensées.

« Quelques années de plus, et l'autorité impériale aurait fini par s'imposer comme la nouvelle norme... D'autant plus si la région avait été gouvernée sans anicroches, le désir d'indépendance se serait naturellement estompé », ajouta Hien.

« Ah, loin de moi l'idée de blâmer l'attitude des Corvosiens. Je voulais simplement dire que les ravages du temps sont parfois redoutables. D'ailleurs, j'ai moi-même été éduqué à la garlemaldaise... Sans la présence de mon père et de Gosetsu pour me transmettre leurs valeurs, ma volonté de liberté se serait rapidement émoussée. Quoi qu'il en soit, je peux difficilement être qualifié de "Domien de pure souche". »

Avec ces paroles, Hien laissa entrevoir la peine qu'il ressentait pour tous les enfants nés et élevés sous le joug de l'Empire.
Selon les règles strictes de la hiérarchie garlemaldaise, nombre d'entre eux n'ont jamais pu accéder à la citoyenneté. Pire encore, la ségrégation des populations issues des provinces annexées a toujours été rampante, et même les rares élus qui arrivaient à se distinguer pour obtenir la nationalité n'y échappaient pas. Comment se construire une identité lorsqu'on est considéré comme un moins que rien ? Que faire de cette rage et de cette tristesse qui vous serrent à la gorge, alors que les anciens ne jurent que par leurs souvenirs d'une nation disparue où vous n'auriez de toute manière pas votre place ? Lorsque la nostalgie des uns résonne comme une lointaine fiction pour les autres, les traditions perdues dans le flot du temps qui firent jadis la fierté d'un peuple semblent aujourd'hui aussi étrangères que les coutumes d'une terre distante, barrées par un mur générationnel qui a fini par s'imposer à tous.

Un silence pesant s'était installé dans cette pièce au parfum boisé si particulier, et G'raha Tia ne souhaitait pas le briser avec de simples paroles en l'air. Il se plongea dans une intense réflexion pour choisir méticuleusement une réponse, avant de déclarer calmement et en toute franchise :

« Nous autres archéologues et historiens établissons des limites entre différentes périodes de l'Histoirrre : ici se termine cette civilisation, là en commence une autre... Mais en réalité, les gens ne se transforment pas soudainement dès qu'une date clé est franchie, vous ne croyez pas ? Les dirigeants se succèdent, les États se voient renommés, mais le peuple, lui, rrreste le même. Ce sont les habitants qui doivent apprendre à naviguer contre vents et marées pour tracer leur avenir et aller de l'avant. »

Ainsi s'écrit l'Histoire. L'occupation garlemaldaise et l'éducation impériale imposées aux conquis ne sont qu'un courant parmi tant d'autres. Un changement qui vient certes bouleverser un pays, mais qui ne l'anéantit pas pour autant. Voilà le propos que souhaitait transmettre G'raha à tous ceux qui se trouvaient dans le doute et la tourmente.

Hien toisa alors le jeune Miqo'te, avec un vague air de surprise sur son visage. Il laissa soudainement échapper un rire étouffé, comme si son propre corps peinait à se retenir de s'esclaffer.

« Pardonne-moi, je n'avais pas l'intention d'orienter la conversation vers un sujet si... solennel. Par contre, je ne m'attendais pas à recevoir une telle leçon de sagesse.
– Comment !? Oh, euh... Oubliez cela, je n'aurais pas dû me permettre ce commentairrre.
– Pas question ! Entre ta crinière et ta tenue écarlate, je t'avais pris pour un jeune aventurier plein de fougue, mais j'aurais dû me douter que les Héritiers ne t'avaient pas invité à les rejoindre sans raison. Pour tout te dire, j'ai eu pendant quelques instants l'étrange impression de recevoir les conseils d'un vieux sage ! »

Comme si ses propres mots l'avaient rendu hilare, Hien ne put réfréner son fou rire. Visiblement gêné, les oreilles aplaties et la tête recroquevillée entre les épaules, G'raha s'excusa platement d'une petite courbette. Lorsqu'il releva la tête, son interlocuteur l'observait toujours, le visage illuminé d'un grand sourire aussi vaste que l'azur du ciel.

« Tes paroles sont pourtant d'une justesse imparable. Ma génération a succédé à celle de mon père, et une nouvelle prendra ma relève plus vite que je ne l'imagine. Je ne dois en rien craindre le changement, car cette nouvelle Histoire qui s'écrit fait également partie de Doma ! »

G'raha pouvait déceler la flamme qui brûlait dans le regard de Hien, comme s'il voyait se dérouler devant lui un lointain avenir radieux. Ce n'était pas la première fois qu'il croisait quelqu'un habité d'une telle passion. Tous ceux qui possédaient une lueur identique dans les yeux étaient prêts à affronter les pires dangers, à voyager jusqu'aux confins de l'univers pour protéger ce qu'ils ont de plus cher. G'raha sentit alors toute la tension s'échapper de sa poitrine. Il n'avait plus qu'une hâte : découvrir cette nouvelle Doma que Hien et son peuple allaient bâtir ensemble.

« C'est bien beau de se jeter des fleurs, mais il ne faudrait pas perdre de vue les pourparlers qui arrivent. J'espère qu'ils apporteront leur lot de changements, et dans le bon sens ! Tiens, et si tu me parlais un peu des plats traditionnels de Corvos ? Après tout, la gastronomie est un sujet qui nous passionne tous, quelles que soient nos origines ! »

Tandis qu'il terminait sa phrase, Hien se releva. Et lorsqu'il aperçut le visage perplexe de son interlocuteur, il lui lança avec un large rictus :

« Enfin, tu ne croyais pas que j'allais te garder séquestré tout de même ? Je ne suis pas tortionnaire au point de demander à mon invité venu de l'autre bout du monde de me parler de bonne chère sans lui proposer quoi que ce soit en retour ! En échange de tes connaissances, laisse-moi te faire découvrir une de nos spécialités domiennes... Tu m'en diras des nouvelles ! »

Ni une ni deux, G'raha se releva également, et les deux hommes se dirigèrent vers l'extérieur. En route, ils pouvaient apercevoir au loin la silhouette de l'ancien siège du pouvoir, le Château de Doma, toujours sous les eaux, mais les rues du quartier enclavé vibraient au rythme des divers travaux de reconstruction et bourdonnaient d'activité. Peut-être le signe d'un autre changement en cours.
Même après le passage d'une tempête de sang, les habitants de cette terre avaient gardé la tête haute et repris le chemin vers la prospérité.