Les archives de l'ombre

Des flocons de neige d'une blancheur presque aveuglante s'amoncelaient sur la terre couverte de givre. Au nord de l'imposante chaîne de montagnes, autour du centre névralgique de l'empire de Garlemald, les turpitudes sans précédent de l'apocalypse avaient laissé place à un silence de mort, sans doute provoqué par la terreur qu'une calamité similaire ne vienne frapper à la porte un jour ou l'autre. La morosité ambiante se distinguait d'un simple coup d'œil sur les visages émaciés des habitants d'une cité de taille moyenne, située à environ quatre cents malms à l'ouest de la capitale. Rares étaient devenus ceux qui, au détour d'un trottoir, acceptaient de bavarder ne serait-ce qu'un court instant avec leurs semblables avant de poursuivre leur chemin, des tracas plein la tête.
C'est au milieu de ce spectacle désolant que déambulait Thancred le long de l'avenue principale, emmitouflé dans l'épais manteau et le bonnet cache-oreilles dont les soldats de l'armée impériale avaient l'habitude de se vêtir. Prenant soin d'afficher la même mine maussade que celle de son entourage, il promenait son regard de-ci de-là pour donner l'impression d'un patrouilleur en service qui ne faisait que son devoir, quand tout à coup, il jeta un coup d'œil rapide derrière lui et se glissa discrètement dans une ruelle adjacente. Ne voyant pas âme qui vive à l'horizon, il poursuivit son chemin vers la périphérie ; une minute plus tard, les dalles et les pavés de la civilisation avaient laissé place à une plaine enneigée qui s'étendait à perte de vue. Encore quelques pas... Au moment exact où il sentit une présence menaçante dans son dos, le tapage soudain d'une foulée hâtive claquant contre le sol rocailleux et d'un manteau flottant au vent lui parvint aux oreilles. Il se retourna à toute vitesse en dégainant son épée et réussit à parer une lame énorme dont le tranchant aurait pu lui être fatal ; tous les sens désormais en alerte, il se précipita immédiatement sur son ennemi et contre-attaqua d'un coup de coude puissant dans la mâchoire. À l'instar de sa faux qui lui échappa aussitôt des mains, l'assaillant venu de nulle part s'effondra sur la neige sans prononcer un seul son.

« Désolé, mais il nous faudra remettre cette conversation passionnante à plus tard. J'étais simplement venu prendre la température du coin. La prochaine fois, je sortirai encore plus couvert... »

Malgré la dissolution de façade des Héritiers de la Septième Aube, Thancred continuait de protéger le monde envers et contre tout. C'était sa manière de rendre hommage à celle qu'il considérait comme sa sœur et qui s'était sacrifiée dans la poursuite de son idéal, par amour envers son prochain. Bien que Garlemald ne présentât aucun signe de troubles graves à sa connaissance, il avait trop d'expérience pour ignorer qu'un empire déclinant à l'avenir incertain ne pouvait qu'être criblé de difficultés en tout genre. Une petite visite de reconnaissance dans la région lui paraissait donc être à l'ordre du jour, mais il ne s'attendait pas à un tel accueil... Son regard se posa à nouveau sur l'individu qui avait attenté à sa vie. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds, cagoulé et masqué, mais les rides plissées qu'on pouvait apercevoir au bas de la fente des yeux laissaient deviner un homme d'un certain âge.
Les faucheurs, groupe d'assassins dont la fondation remontait à une époque précédant la révolution magitek, avaient toujours considéré la purge discrète des ennemis de l'Empire comme leur devoir absolu. Celui-ci était-il l'un de ces indécrottables patriotes qui, ayant eu vent de la venue d'un Héritier, aurait jugé que c'était l'occasion idéale d'en découdre ?
Conscient de la nécessité de se retirer cette épine du pied avant qu'elle ne s'enfonce trop profondément, Thancred réfléchit en silence. Tant de pensées se bousculaient dans sa tête, mêlées à tout autant de souvenirs... Les combattants aussi âgés mais toujours en pleine forme, de surcroît armés d'une faux, n'ont jamais été légion, se dit-il. Pour preuve, un seul homme correspondant à cette description l'avait véritablement marqué de son empreinte. En guise de point d'orgue, leur relation s'acheva par une lutte à mort dans un monde qui, contrairement à cette sombre plaine glaciale, débordait de chaleur ainsi que de Lumière...

Cet homme, c'était Ran'jit, le célèbre général.
Suite à l'opération de sauvetage de la dénommée « Minfilia » alors détenue en cage à Eulmore, Thancred avait aussitôt pris le temps de se renseigner sur le vieux briscard qui avait tout mis en œuvre pour leur barrer la route.
Ses recherches l'amenèrent à passer en revue une pléthore d'écrits, où il découvrit notamment l'histoire d'une bande d'assassins qui bourlinguaient à travers le pays avant le cataclysme du déluge de Lumière. Ils avaient pour réputation d'être très sélectifs vis-à-vis de leurs employeurs, mais une fois un accord conclu, ils le menaient toujours à son terme en le respectant à la lettre. Hormis ce professionnalisme exemplaire, peu de détails avaient été divulgués à leur sujet, mais en creusant suffisamment, Thancred avait pris connaissance de ce qui restait de leurs faits d'armes. Selon quelques bribes de texte glanées çà et là dans divers recueils, les assassins étaient liés entre eux à la vie comme à la mort par un pacte de sang ou par un équivalent ; afin de brouiller les pistes sur leur véritable identité, mais également sur leur généalogie, ils optaient généralement pour le métissage et engendraient ainsi leurs successeurs destinés à pérenniser le groupe ; enfin, leur magie avait pour origine des rituels tout aussi entachés de rouge que lesdits pactes... et seuls ceux ayant enduré une torture atroce, consistant à être brûlé vif sur les quatre membres avant de résister à un écartèlement, obtenaient le privilège d'en connaître les arcanes. Le caractère hautement abscons de leurs entreprises ne permettait pas d'en apprendre davantage sur leur pratique, notamment sur le perfectionnement de leurs techniques une fois leur carrière entamée, mais Thancred n'avait nul besoin d'entrer dans les menus détails pour réaliser qu'une société pareille ne pouvait admettre en son sein que les adeptes les plus fervents, pour ne pas dire les plus fanatiques.

Or, ce n'était pas tout. D'après certains auteurs, il y a environ une centaine d'années – selon la manière dont elles sont perçues dans le premier reflet – un certain Zal'bard, chef du groupe d'assassins, rendit un jour visite au maire d'Eulmore, qui se doutait bien de la raison pour laquelle un tel personnage aurait l'idée de le solliciter. Et pour cause, puisque le déluge de Lumière déferla sur le monde précisément au cours de leur entrevue. Zal'bard et les quelques subalternes qui l'accompagnaient furent logiquement forcés de prolonger leur séjour dans la cité jusqu'à nouvel ordre, en conséquence de quoi le maire consentit à leur fournir le gîte et le couvert. Était-ce en guise de remerciement, ou uniquement pour mettre toutes les chances de leur côté face au fléau qui s'abattait sur eux ? Nul ne saurait le dire avec certitude, mais toujours est-il que le maître de la magie de sang et ses disciples daignèrent enseigner une partie de leurs techniques de défense aux soldats chargés de protéger les lieux, parmi lesquels certains manquaient cruellement d'expérience. D'aucuns estiment que sans cet élan de générosité délibérément calculée, jamais les troupes eulmoriennes menées par nul autre que Zal'bard n'auraient pu opposer une résistance digne de ce nom à l'armée massive de purgateurs qui, peu de temps après, tenta une percée à travers Le Grand Vide.

Une douzaine d'années s'écoula ensuite jusqu'au jour où Zal'bard devint père. Les informations concernant la mère de l'enfant n'ayant pas été conservées, il est probable que l'assassin en chef lui-même ait organisé cette « négligence » afin que sa progéniture ne subisse aucune influence extérieure hormis la sienne. C'était un fils qu'il baptisa Ran'jit, et auquel il inculqua les techniques de sa bande de tueurs à gages aussitôt que le petit garçon eut été en âge de marcher. Il ne se doutait pas encore que cet héritier qu'il destinait à prendre sa relève marquerait l'Histoire d'une tout autre manière...
À cette époque, le conflit avec les purgateurs faisait plus que jamais rage, et coûtait à l'humanité survivante chaque jour un peu plus de sang et de larmes. Sur les terres continentales, le royaume de Voeburt semblait vivre ses derniers instants lorsqu'une révélation inattendue secoua la planète : l'existence d'une jeune fille immunisée contre la transformation en purgateur avait été découverte. On lui avait attribué le nom de « Minfilia » en référence à son illustre homonyme, la femme qui, selon la légende, était parvenue à mettre un coup d'arrêt au déluge de Lumière.
Un tel miracle ne pouvait être intégralement exploité qu'en installant son bénéficiaire en première ligne du front ; Minfilia fut protégée et choyée pendant toute son enfance, et lorsqu'elle eut atteint ses douze printemps, Zal'bard déclara que l'heure était venue de l'incorporer à l'effort de guerre. Ran'jit, pour sa part, n'avait encore que cinq ans à peine. L'incarnation de l'unique lueur d'espoir pour la race humaine, alliée au dépositaire d'un savoir meurtrier entaché de sang... Alors que tout les séparait, les circonstances exceptionnelles d'une époque en perdition les avaient réunis sous la même bannière, aux ordres d'un mentor commun. Que ressentaient-ils dans cette situation ? Se sont-ils confiés l'un à l'autre, peut-être ? Ont-ils seulement eu l'impression d'avoir un jour connu l'innocence de l'enfance, alors que le destin s'emparait progressivement de leurs existences ? Personne n'a cru judicieux de consigner par écrit leurs états d'âme du moment, et les éventuels témoins se sont depuis longtemps évanouis dans la nature. Un des comptes rendus révèle toutefois quelques éléments complémentaires : « La demoiselle fait preuve d'un caractère des plus joyeux et toujours communicatif, vraisemblablement la conséquence de son éducation à Eulmore. Déterminée à porter secours à tous ceux qui en éprouvent le besoin, elle s'entraîne tous les jours avec ses camarades comme si rien ne la distinguait d'eux, surtout pas un quelconque pouvoir unique au monde. » Si l'on se fie à ces quelques mots, Minfilia ne pouvait que se montrer compatissante envers son cadet haut comme trois pommes dont l'entraînement aurait fait l'effet d'un supplice au soldat le plus endurci.

Les desseins de ses tuteurs ayant fini par porter leurs fruits au bout de quelques années supplémentaires, l'existence de Minfilia vint à être révélée en grande pompe au monde entier, ce qui engendra sa consécration en tant qu'emblème de la bannière des Conjurateurs, la troupe spéciale chargée de rayer les purgateurs de la surface de la terre. Quant à leur meneur, il ne pouvait évidemment s'agir que de Zal'bard. Ensemble, ils étaient résolus à mettre leur peau sur la table pour que l'humanité perdure. Les expéditions punitives qu'ils entamèrent alors poussèrent nombre d'entre eux à s'offrir en sacrifice pour la cause. Tel était le prix à payer pour rompre une posture constamment défensive et paver la route vers la victoire, au son des hourras d'un peuple martyr qui ne voulait plus subir en silence. Pour célébrer le retour de ses héros, ce peuple reconnaissant se réunissait comme un seul homme sur les terrasses d'Eulmore, où le manque d'espace provoqua plus d'un plongeon inopiné dans les eaux enserrant la cité. Durant ces scènes de liesse, Minfilia était toujours le centre du spectacle, saluant inlassablement ses admirateurs de la main pendant que Zal'bard et Ran'jit se contentaient d'observer en retrait.

Les triomphes furent nombreux, mais les pertes, hélas, l'étaient encore davantage. Dans leur élan indomptable, les Conjurateurs avaient révélé bien des vérités sur les purgateurs et leurs mystérieuses origines, et au bout d'un certain temps, la flamme de l'espoir dont ils s'étaient faits les porteurs se transforma soudain en brasier incandescent. Quelque part au sein de la chaîne de montagnes des Duergars, le grand purgateur qui tentait d'établir sa domination sur l'île de Kholusia avait enfin été acculé dans ses derniers retranchements. Au terme du combat acharné qui s'ensuivit, Zal'bard parvint à lui asséner le coup de grâce, mais alors que tout le monde était sur le point d'éructer de joie, la tragédie vint réduire à néant le feu ardent qui brûlait dans leurs cœurs : en rendant l'âme, le grand purgateur avait laissé échapper une immense énergie de Lumière qui avait englouti l'assassin en chef. Il lâcha un hurlement sinistre qui se perdit au milieu des montagnes, pendant que son corps changeait peu à peu de forme. Les autres soldats durent encaisser le choc d'une vie, celui d'assister à la fois au trépas de leur pire ennemi et à sa renaissance à travers l'enveloppe charnelle de l'homme qui, croyaient-ils, venait de leur apporter le salut.
Forcés de battre en retraite à toute vitesse, les Conjurateurs déclarèrent Zal'bard mort au champ d'honneur, et ne rapportèrent à leur entourage que la nouvelle de la défaite du grand purgateur. Leur tromperie était sans doute blâmable, mais ils comptaient avant tout sur un repli temporaire de leur nouvelle némésis pour mettre une stratégie au point dans le calme. Pendant que l'humeur de la population voguait naturellement entre le deuil dû à leur plus fameux guerrier et le bonheur de se sentir à nouveau libres suite à une victoire historique, Minfilia avait entre-temps été préposée à rencontrer les chefs de village et de tribu pour leur révéler la vérité sur la situation présente. L'abasourdissement fut général, chacun d'entre eux tirant la conclusion que des lendemains difficiles étaient à prévoir. En écoutant leurs questions sur l'existence ou non d'une solution envisageable, Minfilia fut frappée par l'évidence : grâce à son pouvoir, elle était la seule capable de briser le cercle vicieux de réincarnation des grands purgateurs. C'était elle, et personne d'autre, qui devait endosser le devoir de porter le coup fatal à l'abominable créature lors de la prochaine bataille décisive.

La chasse aux purgateurs devait malgré tout continuer, et les Conjurateurs avaient impérativement besoin de remplacer leur défunt dirigeant. Ce rôle revint naturellement à son héritier désigné à la naissance, ce fils unique qui n'était encore qu'un adolescent. Personne ne disposait réellement des compétences pour évaluer à quel point Ran'jit était parvenu à assimiler les techniques de Zal'bard, mais de l'avis général, ses faits d'armes n'avaient rien à envier à ceux des soldats d'élite nettement plus âgés et expérimentés que lui. Attendu qu'il venait tout juste de perdre ce père qui lui avait tout appris, son ardeur et sa motivation en dépit de sa tristesse semblaient indiquer un potentiel sans limites. En réalité, certains rapports d'époque révèlent que ce ne fut pas vraiment Ran'jit qui dirigea dès lors les opérations militaires, mais principalement Minfilia. Une ineffable voix intérieure incitait la demoiselle à prendre les rênes du mouvement pour empêcher de futurs sacrifices inutiles. Chaque nouvelle mission permettait aux deux jeunes gens d'entrer simultanément en collaboration et en compétition. À leurs yeux, il n'y avait pas de meilleur moyen de communication.

Une décennie de conflits ininterrompus advint alors dans l'histoire de leur escadron. Durant toutes ces années, Minfilia ne renonça jamais à son serment, mais le jour funeste vint où elle fut contrainte de mettre un genou à terre sur le champ de bataille. Le reste de son corps suivit le mouvement quelques instants plus tard et s'affala sur le sol... Hélas, l'immunité dont elle jouissait face aux purgateurs, aussi efficace soit-elle, ne pouvait rien contre une blessure trop profonde pour être pansée à temps et empêcher l'hémorragie fatale. Avant de dire adieu au monde matériel, elle prophétisa la réincarnation de « Minfilia » aux soldats réunis autour d'elle. « Telle est la volonté de la véritable Prêtresse de la Lumière qui repose en moi », dit-elle d'une petite voix endolorie en s'efforçant de sourire... Puis, elle pria l'assemblée de la laisser expirer en présence du seul Ran'jit.
Les comptes rendus des événements restent muets sur ses ultimes instants. Nul ne connaît les paroles alors échangées entre l'enfant de la Lumière et celui qui veillait sur elle dans l'ombre, ces alliés de circonstance que tout séparait de prime abord. Minfilia aura peut-être rendu son dernier souffle la gorge nouée de sanglots, à moins que ce ne fût au travers de ce sourire bienveillant qui la rendait si singulière... Quant à la réaction de Ran'jit, elle resta aussi impénétrable que l'intéressé lui-même.
Pour le moins, la cérémonie de son enterrement fut à la hauteur de ce qu'elle représentait pour celles et ceux qui lui vouaient un culte. De nombreuses personnes issues des quatre coins de Norvrandt et d'ailleurs vinrent lui rendre hommage une dernière fois, tandis que Ran'jit ensevelit lui-même sa dépouille dans la crypte d'Eulmore, où elle devait reposer en paix pour l'éternité.

À l'aide d'une mise à contribution générale, la réincarnation de Minfilia fut découverte moins de trois ans plus tard. La nouvelle élue avait les mêmes cheveux blonds, et ses yeux brillaient de la même lueur chargée d'éther que sa devancière. Une analyse approfondie certifia qu'elle disposait également de la même résistance à la transformation en purgateur, mais la ressemblance s'arrêtait là. C'était une tout autre personne, une petite fille ingénue dont le manque d'expérience se voyait au premier coup d'œil, ne serait-ce que dans sa manière de saluer. Cependant, sa gaucherie juvénile n'empêchait personne de voir en elle le nouvel espoir de l'humanité. Gardant toujours son père pour modèle, Ran'jit résolut par conséquent de la prendre sous son aile.
Cette Minfilia vécut jusqu'à l'âge de douze ans. Au bout du compte, elle participa à moins de dix batailles. Durant son existence, des chercheurs tentèrent de découvrir le moyen idéal pour une créature aussi chétive de donner le coup de grâce à un grand purgateur. Ils ne parvinrent à aucune conclusion satisfaisante, hormis celle que leurs ennemis, malgré les apparences, n'étaient pas des êtres vivants ordinaires. Une fois pourfendus, aucuns organes ni quelconques entrailles ne jaillissaient de leur enveloppe charnelle... Telles des poupées d'argile, ils n'avaient pas de point faible particulier ; l'unique façon de les éliminer était de leur asséner des attaques suffisamment violentes pour les réduire en poussière.
Ran'jit continua d'entraîner sans relâche chaque nouvelle Minfilia qui se présentait à lui. Tandis que certaines faisaient preuve de talents divers et variés, d'autres l'imploraient avec des sanglots dans la voix de mettre un terme à leur calvaire, en les exécutant sur-le-champ afin de provoquer la venue de l'élue suivante. Toutefois, quel que soit le caractère de son cobaye en jupons, Ran'jit ne faiblissait jamais. Le monde devait être sauvé et pour y parvenir, tous les moyens étaient bons, même s'ils coûtaient la vie à de jeunes séraphines.

D'innombrables péripéties se succédèrent avant qu'un point final fût mis à cette succession de malheurs au service d'une cause louable. Quatre-vingts années s'étaient écoulées depuis le déluge de Lumière lorsque don Vauthry accéda au trône de gouverneur d'Eulmore et accomplit le miracle d'apprivoiser les purgateurs. Du jour au lendemain, le bataillon des Conjurateurs perdit toute raison d'être. En outre, Vauthry fit quelque temps plus tard un songe dans lequel la Minfilia d'alors l'envoyait au tombeau ; voulant à tout prix étouffer dans l'œuf l'éventualité d'un rêve prémonitoire, il la fit immédiatement exécuter et ordonna à Ran'jit de dénicher son héritière. Sa décision était sans appel : la prochaine réincarnation sur la liste devrait demeurer confinée jusqu'à la fin de ses jours sans recevoir le moindre entraînement au combat.
Ici encore, les rapports restent muets sur les sentiments intimes de Ran'jit. Ce n'est que lors de sa rencontre avec les Guerriers des Ténèbres, accompagnés de cette Minfilia jusqu'alors captive, qu'il se laissa aller à une mise à nu de son âme tourmentée.

« L'enfer de la guerre... La stérilité du conflit... Seule une société stable et en paix peut nous apporter le bonheur.
L'homme ne pourra jamais échapper à la tentation de la guerre, quand bien même il chercherait à faire ce qui est juste. Sachant cela, j'ai préféré miser sur la paix promise par celui qui n'a que faire de la justice, celui qui s'est élevé au-dessus de sa condition humaine... »

Ran'jit mourut à l'âge de quatre-vingt-huit ans. Son corps fut retrouvé devant une rangée de tombes. Sur chacune d'entre elles était inscrit un seul et même nom : « Minfilia ».