Rêve d'Azur

On dit que les habitudes ont la vie dure. Même le plus vaillant des chasseurs de dragons d'Ishgard ne fait pas exception à la règle... Et cette dure réalité, Estinien Varlineau ne la connaissait que trop bien.

En dépit que ses jours de chevalier soient loin derrière lui, il ne peut s'empêcher de profiter du moindre instant de répit pour parfaire sa technique, comme il l'a toujours fait. Autrefois consumé par sa haine du dragon ancien Nidhogg, responsable de la mort de ses parents, Estinien avait commencé à s'entraîner jour et nuit dans l'espoir d'assouvir sa vengeance. Après avoir quitté le giron de son maître, l'Élézen avait poursuivi machinalement sa routine sévère. Nul doute que sans cette discipline rigoureuse, jamais il n'aurait survécu à sa confrontation avec l'effroyable dragon.

Toutefois, avec une nouvelle vie viennent de nouvelles habitudes. Le plaisir d'une boisson en fin de journée était l'une d'entre elles. Du temps où il risquait sa vie, combattant les dragons sans relâche, ses frères d'armes devaient insister très lourdement pour qu'il s'autorise à boire un verre avec eux, même durant ses jours de repos. Néanmoins, cette ligne de conduite qu'Estinien s'imposait se relâcha avec la fin de la Guerre du chant des dragons et l'existence vagabonde qu'il embrassa ensuite. Libéré de la menace permanente d'une éventuelle attaque-surprise, le chevalier dragon vint à apprécier un verre en fin de journée, une façon comme une autre de savourer ces temps de paix.

De retour d'une lointaine campagne aux confins de l'univers, l'Élézen s'était laissé convaincre par le satrape Vrtra de séjourner quelque temps à Thavnair. Ce jour-là, il avait terminé sa routine d'entraînement quotidienne, et se versait comme à son habitude une petite coupe dans sa suite personnelle, accompagnée de poulpe séché issu de la pêche locale. Si ce dernier était tout aussi savoureux que le surume de Hingashi, le lancier regretta en revanche d'avoir opté pour une célèbre liqueur de la région. Pour la première fois de son existence, il connut en effet la défaite par la main des alchimistes thavnairois, experts en distillation d'alcools forts.
L'ivresse gagnant son corps roué de fatigue, Estinien sombra peu à peu dans le sommeil.

D'abord somnolent, il ne tarda pas à s'endormir profondément. Dès lors, un rêve s'imposa à lui : un rêve dans lequel un homme était aux prises avec un féroce dragon. Les intentions meurtrières de son adversaire squameux étaient presque palpables au travers du souffle haineux qu'il dirigeait contre lui. Sentir les émotions mêlées à la magie draconique était un privilège réservé aux Dragons célestes utilisant le pouvoir impie des yeux de Nidhogg pour combattre. Le dragon se précipita vers lui, toutes griffes dehors. D'un bond agile, il esquiva son assaut, puis virevolta dans les airs pour se retourner vers son adversaire, infusant au passage la magie des yeux à sa lance. Nimbé d'une clarté aveuglante, le chevalier dragon s'abattit sur sa cible, tel un météore chutant de la voûte céleste. Son but était de porter un coup décisif à la base du cou, entre deux cervicales. C'était une technique presque infaillible, peu importe la taille ou la force du dragon. Trouvant l'endroit idéal, la lance frappa avec violence les dures écailles qui cédèrent à son perçant, laissant place à la chair qui se déchira avec une facilité déconcertante. Comme réagissant instantanément, la magie contenue dans son arme se déchaîna, provoquant une violente déflagration qui pulvérisa les os autour. Le frisson de la victoire se répandit dans la lance, jusqu'à l'échine du chevalier. Le rugissement d'agonie du dragon déchira l'air. Aux abois, la bête s'ébroua frénétiquement, cherchant à faire tomber son bourreau. Cette ultime bravade ne dura guère, car le dragon finit par s'écrouler, heurtant le sol de tout son poids alors qu'il exhalait son dernier souffle.

Cependant, pour le chevalier dragon, le goût de la victoire n'était que trop amer. Alors qu'il descendait d'un bond leste du dos de sa proie, une vive douleur lui perça la poitrine et le contraignit à mettre un genou à terre. Cette souffrance lui était bien trop familière. C'était le prix à payer pour avoir eu recours au pouvoir des yeux du dragon. La rancœur de Nidhogg n'avait d'égal que la puissance de sa magie dont elle était indissociable. Le Dragon céleste empruntait ce pouvoir corrompu, en toute conscience qu'à chaque utilisation il le dévorait davantage. Au fur et à mesure, il pouvait sentir l'emprise de Nidhogg se resserrer, et avec elle le contrôle de son corps lui échapper. Combien de temps lui restait-il avant qu'il ne devienne une pitoyable marionnette, l'ombre funeste du dragon maléfique ? Personne ne lui avait prédit ce destin, mais il pouvait ressentir dans sa chair la fin lugubre et inéluctable qui l'attendait.

« Ferme-la, Nidhogg... ! »

Manifester sa défiance contribua à faire refluer sa souffrance, mais le mal était toujours là, omniprésent, implacable. L'intensité et la fréquence des crises augmentaient de jour en jour. Il dut se rendre à l'évidence qu'il ne résisterait guère davantage.

« Je crois qu'il est bientôt temps d'en finir... »

Le chevalier s'adossa à la carcasse du dragon qu'il venait d'occire. Il ferma les yeux, tâchant de se convaincre qu'une petite sieste suffirait à le requinquer.

Il émergea d'un sommeil sans rêves, plus profond qu'il ne l'aurait souhaité. Il prit conscience qu'il se trouvait maintenant dans une chambre où on l'avait manifestement transporté. Sous son corps allongé de côté, il pouvait sentir la douceur d'une peau de bête lui épargnant la dureté du plancher boisé. Se redressant précautionneusement, il observa le reste de la pièce où il se trouvait. Des chaises, des tables, un long comptoir, une odeur languissante de vin et de viande... Pas de doute, il devait être dans une auberge.

« Père ! Il a repris connaissance ! »

Au son de cette voix de jeune femme fit écho un bruit de pas précipités, appartenant à un homme d'âge mûr qui entra en coup de vent dans la pièce.

« Sire Haldrath ! »

Ce n'est qu'en entendant ce nom qu'Estinien prit enfin conscience de son identité onirique. Haldrath le draconicide. Héros fondateur d'Ishgard, exterminateur de Ratatosk au côté de son père le roi Thordan et premier Dragon céleste de l'Histoire. Il y avait gravé son nom de la pointe de sa lance en privant Nidhogg le dragon maléfique de ses deux yeux pour s'en approprier le pouvoir. Ainsi était-il entré en songe dans la peau de ce personnage de légende. Sitôt qu'il l'eut compris, ses souvenirs, ou plutôt ceux d'Haldrath, devinrent plus nets. L'homme qui le toisait avec inquiétude ne lui était pas inconnu.
« Sire... Aureniquart ? »

Aureniquart de Cordillelot. L'un des douze valeureux chevaliers qui avaient combattu aux côtés du roi Thordan pour vaincre Nidhogg. Après l'accomplissement de ce haut fait, il avait choisi de rendre les armes ainsi que son titre de chevalier pour couler des jours paisibles en tant que simple citoyen.

« Voyons, mon seigneur, il y a bien longtemps que je ne réponds plus au titre de sire. Je ne suis désormais qu'un modeste tavernier. »

Plus de vingt années s'étaient écoulées depuis leur combat contre le dragon maléfique. Haldrath avait continué de guerroyer seul contre les dragons durant tout ce temps, ne s'autorisant aucun répit. Bien que se refusant à rentrer à Ishgard, sa patrie, il lui était arrivé de se ravitailler dans les campements environnants. À l'occasion d'un de ces rares contacts humains, la rumeur d'Aureniquart ayant ouvert une taverne lui était parvenue. Il se souvenait avoir appris la nouvelle avec surprise à l'époque, et voilà que le destin l'avait finalement porté malgré lui jusqu'à l'établissement de son ancien frère d'armes.

« En ce cas, je ne saurais être considéré comme ton suzerain. Mais dis-moi plutôt... comment suis-je arrivé ici ? »

Aureniquart s'effaça pour lui présenter la jeune femme aux cheveux noir de jais qui se tenait à son côté.

« C'est Berteline, ma chère fille... Lors de son entraînement de routine, elle vous a trouvé, gisant à côté du corps d'un dragon... Figurez-vous qu'elle passe le plus clair de son temps une lance en main, dans l'espoir de rejoindre un jour les rangs des templiers. J'ai bien essayé de l'en dissuader, mais elle ne veut rien entendre... »

Berteline se raidit aux paroles de son père et intervint avec empressement.

« Père m'a bercée des récits de vos exploits, Sire Haldrath. J'espère un jour marcher dans vos pas et devenir moi aussi une chasseuse de dragons. »

Le ton passionné et la lueur dans les yeux de la jeune femme touchèrent le cœur flétrit du chevalier dragon. Il eut l'impression de se voir à son âge, avant que cette même ardeur ne déserte à jamais son propre regard.

« Vous aviez perdu connaissance... J'ai d'abord pensé vous emmener à l'hôpital du palais de l'ordre du Temple, mais dans votre sommeil, je vous ai entendu appeler mon père, c'est pourquoi j'ai préféré vous porter jusqu'à lui.
– J'étais sans défense, à la merci des suppôts du dragon maléfique. Que ce soit la fille d'un ancien camarade d'armes qui m'ait trouvé... La chance me sourit encore... »

L'apprentie maître d'hast réagit avec hâte, soucieuse de rétablir la vérité.

« La chance n'y est pour rien. C'est cette voix qui m'a menée jusqu'à vous.
– Ai-je déliré si bruyamment dans ma torpeur ?
– Que nenni. Les mots me manquent... C'était comme si un appel avait résonné dans ma tête, strident comme le vent du Coerthas... »

Quel coup du destin. Haldrath leva légèrement la tête vers les cieux, remerciant intérieurement la Conquérante pour cette rencontre fortuite. Grâce à cette jeune femme, son sacerdoce allait enfin toucher à son terme. Il plaça solennellement un poing sur sa poitrine.

« Chère Berteline, ce que tu as entendu n'est autre que la volonté des yeux... »

Sous sa main reposait un artefact malfaisant, rongeant les contours de l'armure argentée dans laquelle il avait été incorporé de force. Un des yeux du dragon. Autrefois arraché de l'orbite même du maléfique Nidhogg, le globe oculaire émettait une lueur malsaine, pulsant au centre du plastron dans lequel il s'était enchâssé.

« Ils ne s'adressent qu'à ceux qui aspirent à un plus grand pouvoir. Ils espèrent en échange les corrompre, se nourrir de leur fermeté d'âme afin de regagner leur liberté...
– Par Halone... Ne bougez pas, je vais tout de suite quérir un médecin ! »

Joignant le geste à la parole, Berteline commença à se retourner. Haldrath l'arrêta impérieusement d'un geste de la main.

« Tu n'en feras rien. Cet œil du dragon s'est amalgamé à ma chair depuis bien des lunes. Retirer cette armure m'est désormais impossible. Ne trouvant de faille à exploiter dans ma farouche détermination, le perfide dragon a préféré jeter son dévolu sur mon enveloppe charnelle... Ce n'est qu'une question de temps avant qu'il n'en prenne le contrôle et fasse de moi l'instrument de ses exactions haineuses.
– Je ne veux point le croire... »

Haldrath tourna son regard vers Aureniquart, qui semblait tout aussi consterné que sa fille. Avec douceur, il susurra.

« C'est pour cela, mon ami, que je te demande de m'offrir une fin digne...
– Sacrebleu, ferme ton clapet ! Jamais je ne pourrais m'y résoudre ! »

D'origines modestes, Aureniquart avait toujours eu la fâcheuse tendance d'oublier ses manières lorsque la moutarde lui montait au nez. Haldrath se souvint avec nostalgie de leurs disputes passées. Un tendre sourire se dessina sur son visage alors qu'il reprenait, implorant.

« Je suis bien conscient que c'est une cruelle faveur que je te demande... Mais je t'en prie, je t'en supplie... Si je cède à l'emprise des yeux, ils ne manqueront pas de retourner à Nidhogg, leur maître. Et tu sais mieux que quiconque les conséquences qui en découleront. »

Même privé de ses deux yeux, Nidhogg était encore bien vivant et représentait une menace majeure pour Ishgard. Sous l'égide de l'Archevêque ayant succédé au roi Thordan, les efforts conjugués de la noblesse et du nouvellement fondé ordre des Templiers parvenaient à peine à contenir la frénésie des dragons. Si Nidhogg venait à récupérer ne serait-ce qu'une fraction de son pouvoir d'antan, la balance ne manquerait pas de pencher du mauvais côté pour les Ishgardais.

« Pas la peine de me faire un dessin, je sais bien... Mais tu te rends compte que tu es la seule personne à qui j'aie jamais juré allégeance !?
– Les humains sont des êtres faibles et sans valeur. Les enfants de Midgardsormr sont les seuls dignes de protéger cette planète. Souviens-toi de notre serment le jour où nous avons appris que c'était là la doctrine de Nidhogg. »

Haldrath poursuivit, grave.

« Sous prétexte de protéger l'humanité, nous avons pêché par traîtrise en exterminant Ratatosk, la grande dragonne... Coupables de ce crime, nous devons boire le calice jusqu'à la lie. Tu as peut-être rendu les armes au profit de cette taverne, mais mire donc ta fille, avide de saisir la hampe d'une lance. »

Le père serra les dents à cette évidence, portant son regard vers le visage de sa progéniture.

« Tu as bien dit que tu aspirais à devenir une chasseuse de dragons, me trompé-je ? Le fait que tu sois capable d'entendre la voix de Nidhogg est la preuve irréfutable que tu es digne d'hériter de ses yeux. Accepte ce sacerdoce et utilise son pouvoir pour protéger Ishgard. »

Berteline écarquilla les yeux, abasourdie. Elle intervint d'une voix blanche.

« Moi... ? Chevalier dragon ?
– Oui, mon enfant. Tant que tu seras dévouée corps et âme à la sainte Cité, jamais tu ne succomberas à la démence. Mais à la différence de ton esprit, ta chair sera inexorablement rongée par la corruption de Nidhogg. Lorsque comme moi tu sentiras que la fin est proche, confie les yeux à un nouveau chevalier dragon. Nos vies sont éphémères comparées à celles de nos ennemis, attends-toi à mener d'âpres combats dans une guerre qui très certainement continuera après ton temps... »

À peine eut-il terminé sa phrase qu'une nouvelle crise de douleurs prit Haldrath.

« Fais ton office, Aureniquart ! S'il te reste ne serait-ce qu'une once d'allégeance à ton serment, je t'en conjure ! »

Voyant leur seigneur se contorsionner, luttant contre une souffrance insoutenable, le père et la fille comprirent que leur hésitation pouvait sceller le destin de leur nation d'un instant à l'autre. Interdit, Aureniquart saisit d'une main tremblante la fidèle lance de Haldrath et en posa délicatement la pointe sur son torse. Il resta ainsi, incapable de transpercer le cœur de son bienfaiteur, celui qui avait adoubé le roturier qu'il était. Comment pouvait-il se résoudre à tuer Haldrath, son ami de toujours ? Percevant le trouble de son père, doucement, mais fermement, Berteline saisit elle aussi la hampe.

« Père, laissez-moi porter avec vous ce lourd fardeau... »

Ils se toisèrent mutuellement, ce qui affermit leur résolution. Malgré la douleur qui lui tiraillait le visage, Haldrath se força à sourire dans ses derniers instants.

« Adieux, mon ami. Merci, mon héritière. Puisse un jour la Guerre du chant des dragons prendre fin... »

La pointe de cette lance qui avait abattu un nombre incalculable de dragons transperça le cœur de son détenteur, mettant brusquement fin au rêve.

Estinien se réveilla en sursaut. Reprenant ses esprits et épongeant la sueur perlant son front, il regarda instinctivement sa lance, posée sagement dans un coin de ses quartiers. Maintes fois maculée de sang draconique, elle répondait elle aussi au nom de Nidhogg.

« Eh bien, tu m'en fais voir de belles... »

Il avait lui aussi autrefois détenu les deux yeux de Nidhogg, qui avaient pris possession de son corps comme de son esprit, le transformant en ombre servile du dragon maléfique. L'un des yeux avait d'ailleurs été enterré avec la dépouille de Haldrath, la préservant de tout signe de putréfaction. Peut-être ce rêve reflétait-il des souvenirs ayant traversé les âges grâce au pouvoir de cet œil du dragon ? Estinien secoua la tête, mettant fin à ces réflexions stériles. Ce n'était pas comme si quelqu'un était en mesure de confirmer ses théories. Il se redressa pour ouvrir la fenêtre et se rafraîchir au vent nocturne.

« C'est terminé. Après un millénaire, ton rêve s'est réalisé. »

Sous ses yeux brillait de mille feux Radz-at-Han, une ville cosmopolite où humains et dragons vivaient enfin en harmonie.