Lorsqu'on passe en revue les tournants de l'Histoire, on peut invariablement constater la présence d'un certain type de personne, comme un acteur tenant le rôle principal d'une intrigue. Il peut s'agir d'un vainqueur d'une grande bataille fondant une nouvelle nation, d'un savant faisant une découverte capitale pour l'humanité, ou encore d'un sauveur évitant à son peuple un destin tragique. Ces protagonistes aussi brillants que les étoiles qui illuminent le ciel nocturne sont tantôt qualifiés de grands hommes, tantôt de génies, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils sont tous de véritables héros.
Moi, je ne suis pas un héros. C'est plutôt le titre d'ingénieur en chef qui me colle à la peau.
Sur les deux siècles qui se sont écoulés depuis la création des Forges de Garlond, si la plupart de mes dix-sept prédécesseurs ont pu passer le flambeau lorsqu'ils l'ont jugé opportun, d'autres n'ont pas eu cette chance. Je pense à un en particulier, qui a perdu la vie alors qu'il n'était en poste que depuis trois jours... J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais je sais que comme les autres, je peux tout au plus espérer que les générations futures se souviennent de moi tel « l'un des successeurs de Cid, le président fondateur ». Après tout, ce que mes compagnons et moi tentons d'accomplir n'est pas tangible. Nous ne serons jamais des héros, et nos noms ne resteront pas dans l'Histoire.
Malgré cela, nous ne vivons que pour le projet qui nous unit.
Moi, je ne suis pas un héros. C'est plutôt le titre d'ingénieur en chef qui me colle à la peau.
Sur les deux siècles qui se sont écoulés depuis la création des Forges de Garlond, si la plupart de mes dix-sept prédécesseurs ont pu passer le flambeau lorsqu'ils l'ont jugé opportun, d'autres n'ont pas eu cette chance. Je pense à un en particulier, qui a perdu la vie alors qu'il n'était en poste que depuis trois jours... J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais je sais que comme les autres, je peux tout au plus espérer que les générations futures se souviennent de moi tel « l'un des successeurs de Cid, le président fondateur ». Après tout, ce que mes compagnons et moi tentons d'accomplir n'est pas tangible. Nous ne serons jamais des héros, et nos noms ne resteront pas dans l'Histoire.
Malgré cela, nous ne vivons que pour le projet qui nous unit.
Le Gardien du lac n'avait jamais aussi mal porté son nom.
Dépouillée de la majeure partie de sa cuirasse par des pillards, l'imposante épave qui avait autrefois fièrement dominé le lac de Pleurargent ne ressemblait désormais plus qu'à un vieil arbre décrépit. Cependant, cette piteuse apparence avait également ses avantages pour qui voulait s'y installer et éviter d'attirer l'attention. Isolé au milieu de l'étendue d'eau, il était difficilement accessible, mais aussi facile à défendre contre d'éventuelles attaques. D'autre part, on racontait que le gigantesque tuyau, ou plutôt devrais-je dire le dragon qui l'enlaçait, avait un certain lien avec le fameux héros... Autant de raisons qui en faisaient l'endroit parfait pour notre base d'opérations.
Cette nuit-là, quelques employés des Forges de Garlond et des collaborateurs dormaient à poings fermés dans la salle centrale. Ils venaient de passer plusieurs jours dans la Tour de Cristal à travailler d'arrache-pied, parfois jusqu'à l'aube, et ils pouvaient enfin jouir d'un repos bien mérité. Tous les préparatifs étaient terminés et le départ de la Tour pour le premier reflet était prévu pour le petit matin. Le silence régnait, seulement interrompu par les ronflements de ceux qui avaient bu quelques verres de trop lors de la modeste fête donnée la veille en l'honneur de l'événement. Le dernier feu allumé ne les dérangeait pas le moins du monde et j'étais assis là, le regard perdu dans ses étincelles qui crépitaient. À mes côtés, un autre veilleur.
Dépouillée de la majeure partie de sa cuirasse par des pillards, l'imposante épave qui avait autrefois fièrement dominé le lac de Pleurargent ne ressemblait désormais plus qu'à un vieil arbre décrépit. Cependant, cette piteuse apparence avait également ses avantages pour qui voulait s'y installer et éviter d'attirer l'attention. Isolé au milieu de l'étendue d'eau, il était difficilement accessible, mais aussi facile à défendre contre d'éventuelles attaques. D'autre part, on racontait que le gigantesque tuyau, ou plutôt devrais-je dire le dragon qui l'enlaçait, avait un certain lien avec le fameux héros... Autant de raisons qui en faisaient l'endroit parfait pour notre base d'opérations.
Cette nuit-là, quelques employés des Forges de Garlond et des collaborateurs dormaient à poings fermés dans la salle centrale. Ils venaient de passer plusieurs jours dans la Tour de Cristal à travailler d'arrache-pied, parfois jusqu'à l'aube, et ils pouvaient enfin jouir d'un repos bien mérité. Tous les préparatifs étaient terminés et le départ de la Tour pour le premier reflet était prévu pour le petit matin. Le silence régnait, seulement interrompu par les ronflements de ceux qui avaient bu quelques verres de trop lors de la modeste fête donnée la veille en l'honneur de l'événement. Le dernier feu allumé ne les dérangeait pas le moins du monde et j'étais assis là, le regard perdu dans ses étincelles qui crépitaient. À mes côtés, un autre veilleur.
« Dis, G'raha... »
Ses yeux aussi rouges que les flammes se tournèrent vers moi. Le sang de la noblesse d'Allag transparaissait dans la couleur unique de ses pupilles. C'était lui qui avait contraint G'raha Tia à être plongé dans un profond sommeil, et lui encore qui le destinait à voyager vers une autre ère au lever du soleil.
Cette fois, il avait pour mission de porter nos espoirs par-delà les mondes, pour rendre possible un futur différent, un futur meilleur.
« À l'époque, qu'est-ce qui t'a décidé à t'enfermer dans la Tour de Cristal ? »
Après un cillement de surprise, il me murmura en réponse :
« Tu me demandes ça maintenant ?
– C'est la dernière occasion, tu sais... Tu étais le seul à pouvoir tenir ce rôle, et je suis convaincu que tu as fait le bon choix. Si nous pouvons encore rêver aujourd'hui, c'est bien grâce à toi. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser que cette décision a dû être tellement difficile à prendre... »
Voilà longtemps que je désirais connaître la pensée de G'raha Tia à ce sujet. En lui posant la question sans détour, j'espérai qu'il comprenne à quel point j'étais sérieux.
« Eh bien, comment dirrre... », susurra-t-il en regardant à nouveau vers le feu. Sa queue touffue se balançait de droite à gauche alors qu'il semblait chercher la réponse dans les flammes.
« J'ai été frappé par cette ferrrveur, cet éclat qui les animait...
– Comment ça ?
– Cid, Nero, Wedge et même Biggs premier du nom. Ils étaient tellement brrrillants, et tellement doués... »
D'après G'raha Tia, il eût suffi qu'il partage avec eux quelques bribes de savoir allagois pour qu'une idée d'invention germe en un instant dans leur esprit. Il était aussi heureux d'avoir bénéficié de la confiance de Rammbroes, le premier superviseur des fouilles. Même si ce dernier fût bien plus expérimenté et trouvât certainement attendrissant qu'un adolescent prenne en main une opération d'une telle importance, il n'hésita jamais à compter sur lui. Quant à Unéi et Doga, qui avaient rejoint l'équipe en cours de route, je découvrais qu'ils n'étaient rien de moins que des clones fabriqués à Allag qui avaient traversé les époques dans le seul but d'accomplir leur mission.
Ce groupe pour le moins bigarré avait pour vocation de relever le défi présenté par l'antique savoir allagois et les Ténèbres qui s'y cachaient. Il dut pour cela faire face à des figures historiques de cette ancienne civilisation, écarter son légendaire empereur Xande et même franchir les barrières du néant pour y vaincre l'entité qui menaçait d'annihiler toute forme de vie sur la planète... Un exploit que l'équipe Noah n'aurait sûrement pu réaliser sans une intervention capitale, celle du même héros qui a marqué de son empreinte le monde du huitième fléau.
« J'avais l'impression de vivre un rêve, comme si un conte était devenu réalité. Et il se trouve que j'avais un rôle à jouer dans une histoire aussi extraordinaire ! Tu crois vrrraiment que je pouvais refuser ?
– J'imagine ce que tu as dû ressentir... Mais tu n'as pas eu peur ?
– Bien sûrrr que si... »
G'raha Tia regarda vers le ciel. La partie centrale du plafond avait été rénovée pour abriter la salle de la pluie et du vent, mais il suffisait de s'écarter de quelques yalms pour entrapercevoir la nuit étoilée à travers l'ossature obscure de l'aéronef. Les yeux étincelants et emplis de nostalgie, il ajouta fièrement :
« Quel que soit mon destin, je suis prêt à le brrraver. C'est en marchant à ses côtés que j'en ai eu la conviction... »
À la vue de son profil empli de détermination, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un soupir d'admiration.
C'est donc ça, un héros ? Une personne au charisme tel qu'elle peut faire naître des sentiments si forts chez ceux qui la côtoient ? Qu'il s'agisse de mon père, de mon grand-père, du président fondateur ou d'autres collaborateurs à ce projet, nombreux semblent en avoir fait l'expérience. J'ignore si la personne en question en avait conscience, mais on peut dire qu'elle a donné un immense courage à tous ceux qui l'ont rencontrée. Le courage d'aller de l'avant, vers l'avenir, avec de l'espoir.
En pensant qu'à ma propre époque, dans quelques heures de cela, la somme de tous ces efforts et de toutes ces espérances devait enfin prendre forme, un frisson d'excitation parcourut mon dos.
« Le transfert va réussir, je te le promets », lui dis-je en tendant mon poing vers lui.
« Et tu peux me fairrre confiance pour la suite », me répondit-il en topant vigoureusement avec le sien, bien deux fois plus petit que le mien.
Bien sûr, c'était une promesse dont je n'aurai jamais pu connaître l'issue... Au fond de moi, je ne pouvais faire que prier pour le succès de cette entreprise, afin que deux mondes soient sauvés et que tous leurs occupants aient une vie heureuse. Par-dessus tout, j'espérais que G'raha Tia soit récompensé à hauteur de son immense courage.
Le matin suivant, le projet de transfert de la Tour de Cristal fut mis à exécution. La somptueuse structure allagoise disparut en ne laissant derrière elle que quelques réminiscences vite évanouies dans le ciel de l'aurore.
Ses yeux aussi rouges que les flammes se tournèrent vers moi. Le sang de la noblesse d'Allag transparaissait dans la couleur unique de ses pupilles. C'était lui qui avait contraint G'raha Tia à être plongé dans un profond sommeil, et lui encore qui le destinait à voyager vers une autre ère au lever du soleil.
Cette fois, il avait pour mission de porter nos espoirs par-delà les mondes, pour rendre possible un futur différent, un futur meilleur.
« À l'époque, qu'est-ce qui t'a décidé à t'enfermer dans la Tour de Cristal ? »
Après un cillement de surprise, il me murmura en réponse :
« Tu me demandes ça maintenant ?
– C'est la dernière occasion, tu sais... Tu étais le seul à pouvoir tenir ce rôle, et je suis convaincu que tu as fait le bon choix. Si nous pouvons encore rêver aujourd'hui, c'est bien grâce à toi. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser que cette décision a dû être tellement difficile à prendre... »
Voilà longtemps que je désirais connaître la pensée de G'raha Tia à ce sujet. En lui posant la question sans détour, j'espérai qu'il comprenne à quel point j'étais sérieux.
« Eh bien, comment dirrre... », susurra-t-il en regardant à nouveau vers le feu. Sa queue touffue se balançait de droite à gauche alors qu'il semblait chercher la réponse dans les flammes.
« J'ai été frappé par cette ferrrveur, cet éclat qui les animait...
– Comment ça ?
– Cid, Nero, Wedge et même Biggs premier du nom. Ils étaient tellement brrrillants, et tellement doués... »
D'après G'raha Tia, il eût suffi qu'il partage avec eux quelques bribes de savoir allagois pour qu'une idée d'invention germe en un instant dans leur esprit. Il était aussi heureux d'avoir bénéficié de la confiance de Rammbroes, le premier superviseur des fouilles. Même si ce dernier fût bien plus expérimenté et trouvât certainement attendrissant qu'un adolescent prenne en main une opération d'une telle importance, il n'hésita jamais à compter sur lui. Quant à Unéi et Doga, qui avaient rejoint l'équipe en cours de route, je découvrais qu'ils n'étaient rien de moins que des clones fabriqués à Allag qui avaient traversé les époques dans le seul but d'accomplir leur mission.
Ce groupe pour le moins bigarré avait pour vocation de relever le défi présenté par l'antique savoir allagois et les Ténèbres qui s'y cachaient. Il dut pour cela faire face à des figures historiques de cette ancienne civilisation, écarter son légendaire empereur Xande et même franchir les barrières du néant pour y vaincre l'entité qui menaçait d'annihiler toute forme de vie sur la planète... Un exploit que l'équipe Noah n'aurait sûrement pu réaliser sans une intervention capitale, celle du même héros qui a marqué de son empreinte le monde du huitième fléau.
« J'avais l'impression de vivre un rêve, comme si un conte était devenu réalité. Et il se trouve que j'avais un rôle à jouer dans une histoire aussi extraordinaire ! Tu crois vrrraiment que je pouvais refuser ?
– J'imagine ce que tu as dû ressentir... Mais tu n'as pas eu peur ?
– Bien sûrrr que si... »
G'raha Tia regarda vers le ciel. La partie centrale du plafond avait été rénovée pour abriter la salle de la pluie et du vent, mais il suffisait de s'écarter de quelques yalms pour entrapercevoir la nuit étoilée à travers l'ossature obscure de l'aéronef. Les yeux étincelants et emplis de nostalgie, il ajouta fièrement :
« Quel que soit mon destin, je suis prêt à le brrraver. C'est en marchant à ses côtés que j'en ai eu la conviction... »
À la vue de son profil empli de détermination, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un soupir d'admiration.
C'est donc ça, un héros ? Une personne au charisme tel qu'elle peut faire naître des sentiments si forts chez ceux qui la côtoient ? Qu'il s'agisse de mon père, de mon grand-père, du président fondateur ou d'autres collaborateurs à ce projet, nombreux semblent en avoir fait l'expérience. J'ignore si la personne en question en avait conscience, mais on peut dire qu'elle a donné un immense courage à tous ceux qui l'ont rencontrée. Le courage d'aller de l'avant, vers l'avenir, avec de l'espoir.
En pensant qu'à ma propre époque, dans quelques heures de cela, la somme de tous ces efforts et de toutes ces espérances devait enfin prendre forme, un frisson d'excitation parcourut mon dos.
« Le transfert va réussir, je te le promets », lui dis-je en tendant mon poing vers lui.
Bien sûr, c'était une promesse dont je n'aurai jamais pu connaître l'issue... Au fond de moi, je ne pouvais faire que prier pour le succès de cette entreprise, afin que deux mondes soient sauvés et que tous leurs occupants aient une vie heureuse. Par-dessus tout, j'espérais que G'raha Tia soit récompensé à hauteur de son immense courage.
Le matin suivant, le projet de transfert de la Tour de Cristal fut mis à exécution. La somptueuse structure allagoise disparut en ne laissant derrière elle que quelques réminiscences vite évanouies dans le ciel de l'aurore.
Je me demande pendant combien de temps mes compagnons et moi sommes restés immobiles sur les rives du lac. Alors qu'il faisait encore sombre lorsque notre plan fut exécuté, le soleil commençait à nous éblouir de sa blanche lumière. Pas un mot n'avait été échangé, et nous fixions tous l'horizon dans la direction où la Tour de Cristal s'élevait il y a encore peu.
Nous savions que notre projet était tout sauf terminé, et qu'il se poursuivait encore à travers le temps et les dimensions, mais notre part du travail était désormais accomplie.
À la manière du Mor Dhona qui était devenu orphelin d'un monument emblématique, je ressentais comme un immense vide en moi. Il y avait bien sûr le sentiment du devoir accompli, mais il était accompagné d'une profonde solitude, et tous deux se déversaient dans ce gouffre sans fond qui m'habitait. Ma part dans ce colossal projet qui s'était étendu sur plus de deux siècles venait de prendre fin sans un bruit, et seuls le murmure du vent et les sourds remous du lac parvenaient à mes oreilles.
« Finalement, on s'est pas volatilisés. »
Un de mes collaborateurs venait de rompre le silence.
Il est vrai que nous n'avions pas la moindre idée de l'influence qu'aurait sur nous cette petite modification historique que nous venions d'opérer. Au moment même où la Tour nous avait quittés, il était possible que notre chronologie eût purement et simplement disparu, comme si elle n'avait jamais existé. Et pourtant, nous étions toujours bien là... G'raha Tia avait-il échoué dans sa mission de sauver le premier reflet ? Je préférais ne pas y penser, et imaginer le meilleur.
S'il réussissait, une nouvelle chronologie naîtrait, dans laquelle le huitième fléau n'aurait jamais eu lieu. Quant à nous, nous poursuivrions notre existence dans notre propre axe temporel, comme si rien n'avait changé.
Mes compagnons pensaient certainement comme moi. Après avoir observé les alentours pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal, la plupart d'entre eux se mirent à éclater de rire.
Absolument rien n'avait changé. Le lendemain, le jour suivant, puis le suivant, nous allions continuer à vivre dans ce bourbier de désolation, notre monde habituel. Il valait mieux prendre cette conclusion, la plus banale et la plus prévisible qui soit, sur le ton de l'humour. Curieusement, nous étions en même temps parcourus par un étrange sentiment de satisfaction...
Cette sensation du devoir accompli était d'une telle intensité qu'aucun d'entre nous ne vit venir ce qui allait suivre. Nous l'avions oublié, mais il y avait un observateur qui savait tout de la Tour de Cristal, des ailes du temps, et même de l'interstice entre les mondes... et c'est le moment qu'il avait choisi pour se réveiller.
Tout à coup, un puissant rugissement se fit entendre, comme si la terre grondait du plus profond de ses entrailles. Nous nous mîmes en position pour répondre à une éventuelle attaque, et alors que nous scrutions les environs pour savoir à qui nous avions affaire, quelqu'un hurla :
« Regardez, là-haut ! »
En me retournant pour voir vers où il pointait, je n'en crus pas mes yeux. Les plaques de fuselage rouillées grinçaient, et certaines se détachaient pour aller s'échouer dans le lac en faisant jaillir d'impressionnantes éclaboussures. L'immense carcasse pétrifiée qui enlaçait l'ancien aéronef impérial s'était mise à bouger, comme si elle venait de retrouver son souffle.
« C'est... C'est Midgardsormr ? », lança un de mes compagnons, d'une voix tremblante.
Une fois de plus, un terrifiant grondement déchira le ciel. Cette fois il n'y avait plus de doute, c'était le rugissement farouche d'un dragon.
Quelques instants plus tard, la colossale créature se détacha complètement de l'Agrius et s'envola au-dessus du lac. Lorsqu'elle s'approcha pour se poser près de nous, mes compagnons et moi étions si terrifiés que nous nous tînmes tous raides, sans dire un mot.
Ayant lu les rapports de Cid sur les événements liés à Oméga, j'avais conscience que Midgardsormr était toujours vivant, mais il était endormi depuis si longtemps que personne ne s'attendait à ce qu'il se réveille. Avions-nous perturbé son sommeil en déplaçant la Tour de Cristal ? Mon sang se glaça à cette idée, et c'est à ce moment que le dragon originel s'adressa à nous, d'une voix grave et paisible.
« Eh bien, humains... Je vois que vous venez d'envoyer la Tour de Cristal aux confins des dimensions.
– C'est-à-dire que... Oui... Cela vous a-t-il incommodé... ? »
Midgardsormr ne répondit pas immédiatement à cette question. Chaque seconde qui passait me paraissait une éternité, et les gouttes de sueur commençaient à perler sur mes poings que je serrai énergiquement. J'avais beau essayer de me rassurer en me disant qu'il n'était pas notre ennemi, mais tout mon corps était paralysé par l'effroi. Pour la première fois, je faisais l'expérience de me retrouver face à un dragon et je restais figé, comme si j'attendais de connaître mon destin.
« Dans mon sommeil, j'ai observé le cours de l'Histoire. J'ai aussi vu ce que vous, et ceux qui vous ont précédés, ont tenté d'accomplir. »
Midgardsormr promena ses yeux sur nous avant de reprendre.
« Je sais à quel point les conflits peuvent être douloureux, et cela prouve le courage de vos actes. Seulement, votre existence de mortels est courte... très courte. C'est une notion qui dépasse l'entendement de nous autres dragons, tout comme la constante instabilité de vos sentiments... Pour ces raisons, j'étais persuadé que votre rêve était inatteignable, et pourtant, vous l'avez réalisé. »
L'attention de Midgardsormr fut alors attirée par une de nos récentes recrues, une jeune fille qui tenait un objet noir entre ses mains. Il s'agissait d'une reproduction miniature d'Oméga créée par mon ancêtre, que nous avions toujours considérée comme membre à part entière des Forges de Garlond. Le poids des années se faisait sentir et son état s'était grandement détérioré : elle se désactivait inopinément, même avec une batterie neuve, et ses capteurs étaient défectueux, ce qui faisait qu'elle se heurtait souvent aux murs de notre repaire. C'est justement ce qui arriva quand cette petite Oméga se mit en branle pour courir vers l'immense dragon, et se cogner à multiples reprises contre lui.
Nous avions pensé à la remettre entièrement à neuf, mais il eût été plus aisé d'en fabriquer une nouvelle. Le projet de voyage de la Tour de Cristal étant déjà bien entamé, nous avions préféré nous concentrer sur ce dernier pour le mener à bien, et nous nous résolûmes à conserver notre petite mascotte en l'état.
Midgardsormr poussa un long soupir. Je n'étais aucunement familier avec les expressions d'un dragon, mais il me sembla qu'il esquissa un sourire... J'ignore si c'est suite à cette sensation, ou si cet étrange spectacle évoqua quelque chose en moi, mais je sentis la tension retomber d'un coup. Je fus soudain gagné par une grande émotion, et les mots prononcés la veille par G'raha Tia me vinrent à l'esprit. Venais-je moi aussi d'être frappé ?
Partagé entre l'angoisse et le soulagement, j'avais l'impression de m'être jeté corps et âme dans un courant impétueux qui devait me mener à un accomplissement mémorable... Comme engaillardi par cette intuition, je fixai le regard du dragon qui m'inspirait tant de crainte jusqu'alors. Midgardsormr, pénétrant au plus profond de mes yeux, me demanda solennellement :
« Est-ce là que s'arrête ton rêve, humain ?
– Non... »
Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour rendre possible un futur sans huitième fléau, un futur où le héros d'Éorzéa aurait survécu. Mais étions-nous toujours condamnés ? Tous les efforts consentis, les découvertes réalisées et les progrès accomplis ne nous permettaient-ils pas désormais de prétendre à un avenir meilleur ? Sûr de notre force, je déclarai au nom de tous mes compagnons :
« Nous avons encore un monde à sauver. »
Une fois de plus, je crus lire un sourire sur le visage de Midgardsormr.
« Humains, je respecte votre bravoure. Mes enfants et moi sommes vos invités sur cette planète, et il va de soi que nous vous soutenions dans vos desseins. Nous serons les murailles qui protégeront non seulement les cités que vous bâtirez, mais aussi le savoir que vous amasserez pour que naisse un futur de paix et d'harmonie, ce que vous autres appelez une nouvelle ère... »
C'est sur ces mots du dragon originel que commença notre nouveau combat. Nous allions nous battre, comme était sûrement en train de le faire G'raha Tia, aux confins des mondes et du temps, même si nous ne pourrions partager l'issue de notre lutte, et même si l'Histoire ne retiendrait jamais nos noms. L'univers nous séparait, mais je savais que nous étions ensemble et qu'il nous suffisait de tendre le poing vers les étoiles pour nous retrouver.
Nous savions que notre projet était tout sauf terminé, et qu'il se poursuivait encore à travers le temps et les dimensions, mais notre part du travail était désormais accomplie.
À la manière du Mor Dhona qui était devenu orphelin d'un monument emblématique, je ressentais comme un immense vide en moi. Il y avait bien sûr le sentiment du devoir accompli, mais il était accompagné d'une profonde solitude, et tous deux se déversaient dans ce gouffre sans fond qui m'habitait. Ma part dans ce colossal projet qui s'était étendu sur plus de deux siècles venait de prendre fin sans un bruit, et seuls le murmure du vent et les sourds remous du lac parvenaient à mes oreilles.
« Finalement, on s'est pas volatilisés. »
Un de mes collaborateurs venait de rompre le silence.
Il est vrai que nous n'avions pas la moindre idée de l'influence qu'aurait sur nous cette petite modification historique que nous venions d'opérer. Au moment même où la Tour nous avait quittés, il était possible que notre chronologie eût purement et simplement disparu, comme si elle n'avait jamais existé. Et pourtant, nous étions toujours bien là... G'raha Tia avait-il échoué dans sa mission de sauver le premier reflet ? Je préférais ne pas y penser, et imaginer le meilleur.
S'il réussissait, une nouvelle chronologie naîtrait, dans laquelle le huitième fléau n'aurait jamais eu lieu. Quant à nous, nous poursuivrions notre existence dans notre propre axe temporel, comme si rien n'avait changé.
Mes compagnons pensaient certainement comme moi. Après avoir observé les alentours pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal, la plupart d'entre eux se mirent à éclater de rire.
Absolument rien n'avait changé. Le lendemain, le jour suivant, puis le suivant, nous allions continuer à vivre dans ce bourbier de désolation, notre monde habituel. Il valait mieux prendre cette conclusion, la plus banale et la plus prévisible qui soit, sur le ton de l'humour. Curieusement, nous étions en même temps parcourus par un étrange sentiment de satisfaction...
Cette sensation du devoir accompli était d'une telle intensité qu'aucun d'entre nous ne vit venir ce qui allait suivre. Nous l'avions oublié, mais il y avait un observateur qui savait tout de la Tour de Cristal, des ailes du temps, et même de l'interstice entre les mondes... et c'est le moment qu'il avait choisi pour se réveiller.
Tout à coup, un puissant rugissement se fit entendre, comme si la terre grondait du plus profond de ses entrailles. Nous nous mîmes en position pour répondre à une éventuelle attaque, et alors que nous scrutions les environs pour savoir à qui nous avions affaire, quelqu'un hurla :
« Regardez, là-haut ! »
En me retournant pour voir vers où il pointait, je n'en crus pas mes yeux. Les plaques de fuselage rouillées grinçaient, et certaines se détachaient pour aller s'échouer dans le lac en faisant jaillir d'impressionnantes éclaboussures. L'immense carcasse pétrifiée qui enlaçait l'ancien aéronef impérial s'était mise à bouger, comme si elle venait de retrouver son souffle.
« C'est... C'est Midgardsormr ? », lança un de mes compagnons, d'une voix tremblante.
Une fois de plus, un terrifiant grondement déchira le ciel. Cette fois il n'y avait plus de doute, c'était le rugissement farouche d'un dragon.
Quelques instants plus tard, la colossale créature se détacha complètement de l'Agrius et s'envola au-dessus du lac. Lorsqu'elle s'approcha pour se poser près de nous, mes compagnons et moi étions si terrifiés que nous nous tînmes tous raides, sans dire un mot.
Ayant lu les rapports de Cid sur les événements liés à Oméga, j'avais conscience que Midgardsormr était toujours vivant, mais il était endormi depuis si longtemps que personne ne s'attendait à ce qu'il se réveille. Avions-nous perturbé son sommeil en déplaçant la Tour de Cristal ? Mon sang se glaça à cette idée, et c'est à ce moment que le dragon originel s'adressa à nous, d'une voix grave et paisible.
« Eh bien, humains... Je vois que vous venez d'envoyer la Tour de Cristal aux confins des dimensions.
– C'est-à-dire que... Oui... Cela vous a-t-il incommodé... ? »
Midgardsormr ne répondit pas immédiatement à cette question. Chaque seconde qui passait me paraissait une éternité, et les gouttes de sueur commençaient à perler sur mes poings que je serrai énergiquement. J'avais beau essayer de me rassurer en me disant qu'il n'était pas notre ennemi, mais tout mon corps était paralysé par l'effroi. Pour la première fois, je faisais l'expérience de me retrouver face à un dragon et je restais figé, comme si j'attendais de connaître mon destin.
« Dans mon sommeil, j'ai observé le cours de l'Histoire. J'ai aussi vu ce que vous, et ceux qui vous ont précédés, ont tenté d'accomplir. »
Midgardsormr promena ses yeux sur nous avant de reprendre.
« Je sais à quel point les conflits peuvent être douloureux, et cela prouve le courage de vos actes. Seulement, votre existence de mortels est courte... très courte. C'est une notion qui dépasse l'entendement de nous autres dragons, tout comme la constante instabilité de vos sentiments... Pour ces raisons, j'étais persuadé que votre rêve était inatteignable, et pourtant, vous l'avez réalisé. »
L'attention de Midgardsormr fut alors attirée par une de nos récentes recrues, une jeune fille qui tenait un objet noir entre ses mains. Il s'agissait d'une reproduction miniature d'Oméga créée par mon ancêtre, que nous avions toujours considérée comme membre à part entière des Forges de Garlond. Le poids des années se faisait sentir et son état s'était grandement détérioré : elle se désactivait inopinément, même avec une batterie neuve, et ses capteurs étaient défectueux, ce qui faisait qu'elle se heurtait souvent aux murs de notre repaire. C'est justement ce qui arriva quand cette petite Oméga se mit en branle pour courir vers l'immense dragon, et se cogner à multiples reprises contre lui.
Nous avions pensé à la remettre entièrement à neuf, mais il eût été plus aisé d'en fabriquer une nouvelle. Le projet de voyage de la Tour de Cristal étant déjà bien entamé, nous avions préféré nous concentrer sur ce dernier pour le mener à bien, et nous nous résolûmes à conserver notre petite mascotte en l'état.
Midgardsormr poussa un long soupir. Je n'étais aucunement familier avec les expressions d'un dragon, mais il me sembla qu'il esquissa un sourire... J'ignore si c'est suite à cette sensation, ou si cet étrange spectacle évoqua quelque chose en moi, mais je sentis la tension retomber d'un coup. Je fus soudain gagné par une grande émotion, et les mots prononcés la veille par G'raha Tia me vinrent à l'esprit. Venais-je moi aussi d'être frappé ?
Partagé entre l'angoisse et le soulagement, j'avais l'impression de m'être jeté corps et âme dans un courant impétueux qui devait me mener à un accomplissement mémorable... Comme engaillardi par cette intuition, je fixai le regard du dragon qui m'inspirait tant de crainte jusqu'alors. Midgardsormr, pénétrant au plus profond de mes yeux, me demanda solennellement :
« Est-ce là que s'arrête ton rêve, humain ?
– Non... »
Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour rendre possible un futur sans huitième fléau, un futur où le héros d'Éorzéa aurait survécu. Mais étions-nous toujours condamnés ? Tous les efforts consentis, les découvertes réalisées et les progrès accomplis ne nous permettaient-ils pas désormais de prétendre à un avenir meilleur ? Sûr de notre force, je déclarai au nom de tous mes compagnons :
« Nous avons encore un monde à sauver. »
Une fois de plus, je crus lire un sourire sur le visage de Midgardsormr.
« Humains, je respecte votre bravoure. Mes enfants et moi sommes vos invités sur cette planète, et il va de soi que nous vous soutenions dans vos desseins. Nous serons les murailles qui protégeront non seulement les cités que vous bâtirez, mais aussi le savoir que vous amasserez pour que naisse un futur de paix et d'harmonie, ce que vous autres appelez une nouvelle ère... »
C'est sur ces mots du dragon originel que commença notre nouveau combat. Nous allions nous battre, comme était sûrement en train de le faire G'raha Tia, aux confins des mondes et du temps, même si nous ne pourrions partager l'issue de notre lutte, et même si l'Histoire ne retiendrait jamais nos noms. L'univers nous séparait, mais je savais que nous étions ensemble et qu'il nous suffisait de tendre le poing vers les étoiles pour nous retrouver.
Lorsqu'on passe en revue les tournants de l'Histoire, on peut invariablement constater la présence d'un certain type de personne, comme un acteur tenant le rôle principal d'une intrigue. Il peut s'agir d'un vainqueur d'une grande bataille fondant une nouvelle nation, d'un savant faisant une découverte capitale pour l'humanité, ou encore d'un sauveur évitant à son peuple un destin tragique. Ces protagonistes aussi brillants que les étoiles qui illuminent le ciel nocturne sont tantôt qualifiés de grands hommes, tantôt de génies, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils sont tous de véritables héros.
Moi, je ne suis pas un héros. C'est plutôt le titre d'ingénieur en chef qui me colle à la peau.
Sur les deux siècles qui se sont écoulés depuis la création des Forges de Garlond, si la plupart de mes dix-sept prédécesseurs ont pu passer le flambeau lorsqu'ils l'ont jugé opportun, d'autres n'ont pas eu cette chance. Je pense à un en particulier, qui a perdu la vie alors qu'il n'était en poste que depuis trois jours... J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais je sais que comme les autres, je peux tout au plus espérer que les générations futures se souviennent de moi tel « l'un des successeurs de Cid, le président fondateur ». Après tout, ce que mes compagnons et moi tentons d'accomplir n'est pas tangible. Nous ne serons jamais des héros, et nos noms ne resteront pas dans l'Histoire.
Malgré cela, nous ne vivons que pour le projet qui nous unit.
Moi, je ne suis pas un héros. C'est plutôt le titre d'ingénieur en chef qui me colle à la peau.
Sur les deux siècles qui se sont écoulés depuis la création des Forges de Garlond, si la plupart de mes dix-sept prédécesseurs ont pu passer le flambeau lorsqu'ils l'ont jugé opportun, d'autres n'ont pas eu cette chance. Je pense à un en particulier, qui a perdu la vie alors qu'il n'était en poste que depuis trois jours... J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais je sais que comme les autres, je peux tout au plus espérer que les générations futures se souviennent de moi tel « l'un des successeurs de Cid, le président fondateur ». Après tout, ce que mes compagnons et moi tentons d'accomplir n'est pas tangible. Nous ne serons jamais des héros, et nos noms ne resteront pas dans l'Histoire.
Malgré cela, nous ne vivons que pour le projet qui nous unit.
Le Gardien du lac n'avait jamais aussi mal porté son nom.
Dépouillée de la majeure partie de sa cuirasse par des pillards, l'imposante épave qui avait autrefois fièrement dominé le lac de Pleurargent ne ressemblait désormais plus qu'à un vieil arbre décrépit. Cependant, cette piteuse apparence avait également ses avantages pour qui voulait s'y installer et éviter d'attirer l'attention. Isolé au milieu de l'étendue d'eau, il était difficilement accessible, mais aussi facile à défendre contre d'éventuelles attaques. D'autre part, on racontait que le gigantesque tuyau, ou plutôt devrais-je dire le dragon qui l'enlaçait, avait un certain lien avec la fameuse héroïne... Autant de raisons qui en faisaient l'endroit parfait pour notre base d'opérations.
Cette nuit-là, quelques employés des Forges de Garlond et des collaborateurs dormaient à poings fermés dans la salle centrale. Ils venaient de passer plusieurs jours dans la Tour de Cristal à travailler d'arrache-pied, parfois jusqu'à l'aube, et ils pouvaient enfin jouir d'un repos bien mérité. Tous les préparatifs étaient terminés et le départ de la Tour pour le premier reflet était prévu pour le petit matin. Le silence régnait, seulement interrompu par les ronflements de ceux qui avaient bu quelques verres de trop lors de la modeste fête donnée la veille en l'honneur de l'événement. Le dernier feu allumé ne les dérangeait pas le moins du monde et j'étais assis là, le regard perdu dans ses étincelles qui crépitaient. À mes côtés, un autre veilleur.
Dépouillée de la majeure partie de sa cuirasse par des pillards, l'imposante épave qui avait autrefois fièrement dominé le lac de Pleurargent ne ressemblait désormais plus qu'à un vieil arbre décrépit. Cependant, cette piteuse apparence avait également ses avantages pour qui voulait s'y installer et éviter d'attirer l'attention. Isolé au milieu de l'étendue d'eau, il était difficilement accessible, mais aussi facile à défendre contre d'éventuelles attaques. D'autre part, on racontait que le gigantesque tuyau, ou plutôt devrais-je dire le dragon qui l'enlaçait, avait un certain lien avec la fameuse héroïne... Autant de raisons qui en faisaient l'endroit parfait pour notre base d'opérations.
Cette nuit-là, quelques employés des Forges de Garlond et des collaborateurs dormaient à poings fermés dans la salle centrale. Ils venaient de passer plusieurs jours dans la Tour de Cristal à travailler d'arrache-pied, parfois jusqu'à l'aube, et ils pouvaient enfin jouir d'un repos bien mérité. Tous les préparatifs étaient terminés et le départ de la Tour pour le premier reflet était prévu pour le petit matin. Le silence régnait, seulement interrompu par les ronflements de ceux qui avaient bu quelques verres de trop lors de la modeste fête donnée la veille en l'honneur de l'événement. Le dernier feu allumé ne les dérangeait pas le moins du monde et j'étais assis là, le regard perdu dans ses étincelles qui crépitaient. À mes côtés, un autre veilleur.
« Dis, G'raha... »
Ses yeux aussi rouges que les flammes se tournèrent vers moi. Le sang de la noblesse d'Allag transparaissait dans la couleur unique de ses pupilles. C'était lui qui avait contraint G'raha Tia à être plongé dans un profond sommeil, et lui encore qui le destinait à voyager vers une autre ère au lever du soleil.
Cette fois, il avait pour mission de porter nos espoirs par-delà les mondes, pour rendre possible un futur différent, un futur meilleur.
« À l'époque, qu'est-ce qui t'a décidé à t'enfermer dans la Tour de Cristal ? »
Après un cillement de surprise, il me murmura en réponse :
« Tu me demandes ça maintenant ?
– C'est la dernière occasion, tu sais... Tu étais le seul à pouvoir tenir ce rôle, et je suis convaincu que tu as fait le bon choix. Si nous pouvons encore rêver aujourd'hui, c'est bien grâce à toi. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser que cette décision a dû être tellement difficile à prendre... »
Voilà longtemps que je désirais connaître la pensée de G'raha Tia à ce sujet. En lui posant la question sans détour, j'espérai qu'il comprenne à quel point j'étais sérieux.
« Eh bien, comment dirrre... », susurra-t-il en regardant à nouveau vers le feu. Sa queue touffue se balançait de droite à gauche alors qu'il semblait chercher la réponse dans les flammes.
« J'ai été frappé par cette ferrrveur, cet éclat qui les animait...
– Comment ça ?
– Cid, Nero, Wedge et même Biggs premier du nom. Ils étaient tellement brrrillants, et tellement doués... »
D'après G'raha Tia, il eût suffi qu'il partage avec eux quelques bribes de savoir allagois pour qu'une idée d'invention germe en un instant dans leur esprit. Il était aussi heureux d'avoir bénéficié de la confiance de Rammbroes, le premier superviseur des fouilles. Même si ce dernier fût bien plus expérimenté et trouvât certainement attendrissant qu'un adolescent prenne en main une opération d'une telle importance, il n'hésita jamais à compter sur lui. Quant à Unéi et Doga, qui avaient rejoint l'équipe en cours de route, je découvrais qu'ils n'étaient rien de moins que des clones fabriqués à Allag qui avaient traversé les époques dans le seul but d'accomplir leur mission.
Ce groupe pour le moins bigarré avait pour vocation de relever le défi présenté par l'antique savoir allagois et les Ténèbres qui s'y cachaient. Il dut pour cela faire face à des figures historiques de cette ancienne civilisation, écarter son légendaire empereur Xande et même franchir les barrières du néant pour y vaincre l'entité qui menaçait d'annihiler toute forme de vie sur la planète... Un exploit que l'équipe Noah n'aurait sûrement pu réaliser sans une intervention capitale, celle de la même héroïne qui a marqué de son empreinte le monde du huitième fléau.
« J'avais l'impression de vivre un rêve, comme si un conte était devenu réalité. Et il se trouve que j'avais un rôle à jouer dans une histoire aussi extraordinaire ! Tu crois vrrraiment que je pouvais refuser ?
– J'imagine ce que tu as dû ressentir... Mais tu n'as pas eu peur ?
– Bien sûrrr que si... »
G'raha Tia regarda vers le ciel. La partie centrale du plafond avait été rénovée pour abriter la salle de la pluie et du vent, mais il suffisait de s'écarter de quelques yalms pour entrapercevoir la nuit étoilée à travers l'ossature obscure de l'aéronef. Les yeux étincelants et emplis de nostalgie, il ajouta fièrement :
« Quel que soit mon destin, je suis prêt à le brrraver. C'est en marchant à ses côtés que j'en ai eu la conviction... »
À la vue de son profil empli de détermination, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un soupir d'admiration.
C'est donc ça, un héros ? Une personne au charisme tel qu'elle peut faire naître des sentiments si forts chez ceux qui la côtoient ? Qu'il s'agisse de mon père, de mon grand-père, du président fondateur ou d'autres collaborateurs à ce projet, nombreux semblent en avoir fait l'expérience. J'ignore si la personne en question en avait conscience, mais on peut dire qu'elle a donné un immense courage à tous ceux qui l'ont rencontrée. Le courage d'aller de l'avant, vers l'avenir, avec de l'espoir.
En pensant qu'à ma propre époque, dans quelques heures de cela, la somme de tous ces efforts et de toutes ces espérances devait enfin prendre forme, un frisson d'excitation parcourut mon dos.
« Le transfert va réussir, je te le promets », lui dis-je en tendant mon poing vers lui.
« Et tu peux me fairrre confiance pour la suite », me répondit-il en topant vigoureusement avec le sien, bien deux fois plus petit que le mien.
Bien sûr, c'était une promesse dont je n'aurai jamais pu connaître l'issue... Au fond de moi, je ne pouvais faire que prier pour le succès de cette entreprise, afin que deux mondes soient sauvés et que tous leurs occupants aient une vie heureuse. Par-dessus tout, j'espérais que G'raha Tia soit récompensé à hauteur de son immense courage.
Le matin suivant, le projet de transfert de la Tour de Cristal fut mis à exécution. La somptueuse structure allagoise disparut en ne laissant derrière elle que quelques réminiscences vite évanouies dans le ciel de l'aurore.
Ses yeux aussi rouges que les flammes se tournèrent vers moi. Le sang de la noblesse d'Allag transparaissait dans la couleur unique de ses pupilles. C'était lui qui avait contraint G'raha Tia à être plongé dans un profond sommeil, et lui encore qui le destinait à voyager vers une autre ère au lever du soleil.
Cette fois, il avait pour mission de porter nos espoirs par-delà les mondes, pour rendre possible un futur différent, un futur meilleur.
« À l'époque, qu'est-ce qui t'a décidé à t'enfermer dans la Tour de Cristal ? »
Après un cillement de surprise, il me murmura en réponse :
« Tu me demandes ça maintenant ?
– C'est la dernière occasion, tu sais... Tu étais le seul à pouvoir tenir ce rôle, et je suis convaincu que tu as fait le bon choix. Si nous pouvons encore rêver aujourd'hui, c'est bien grâce à toi. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser que cette décision a dû être tellement difficile à prendre... »
Voilà longtemps que je désirais connaître la pensée de G'raha Tia à ce sujet. En lui posant la question sans détour, j'espérai qu'il comprenne à quel point j'étais sérieux.
« Eh bien, comment dirrre... », susurra-t-il en regardant à nouveau vers le feu. Sa queue touffue se balançait de droite à gauche alors qu'il semblait chercher la réponse dans les flammes.
« J'ai été frappé par cette ferrrveur, cet éclat qui les animait...
– Comment ça ?
– Cid, Nero, Wedge et même Biggs premier du nom. Ils étaient tellement brrrillants, et tellement doués... »
D'après G'raha Tia, il eût suffi qu'il partage avec eux quelques bribes de savoir allagois pour qu'une idée d'invention germe en un instant dans leur esprit. Il était aussi heureux d'avoir bénéficié de la confiance de Rammbroes, le premier superviseur des fouilles. Même si ce dernier fût bien plus expérimenté et trouvât certainement attendrissant qu'un adolescent prenne en main une opération d'une telle importance, il n'hésita jamais à compter sur lui. Quant à Unéi et Doga, qui avaient rejoint l'équipe en cours de route, je découvrais qu'ils n'étaient rien de moins que des clones fabriqués à Allag qui avaient traversé les époques dans le seul but d'accomplir leur mission.
Ce groupe pour le moins bigarré avait pour vocation de relever le défi présenté par l'antique savoir allagois et les Ténèbres qui s'y cachaient. Il dut pour cela faire face à des figures historiques de cette ancienne civilisation, écarter son légendaire empereur Xande et même franchir les barrières du néant pour y vaincre l'entité qui menaçait d'annihiler toute forme de vie sur la planète... Un exploit que l'équipe Noah n'aurait sûrement pu réaliser sans une intervention capitale, celle de la même héroïne qui a marqué de son empreinte le monde du huitième fléau.
« J'avais l'impression de vivre un rêve, comme si un conte était devenu réalité. Et il se trouve que j'avais un rôle à jouer dans une histoire aussi extraordinaire ! Tu crois vrrraiment que je pouvais refuser ?
– J'imagine ce que tu as dû ressentir... Mais tu n'as pas eu peur ?
– Bien sûrrr que si... »
G'raha Tia regarda vers le ciel. La partie centrale du plafond avait été rénovée pour abriter la salle de la pluie et du vent, mais il suffisait de s'écarter de quelques yalms pour entrapercevoir la nuit étoilée à travers l'ossature obscure de l'aéronef. Les yeux étincelants et emplis de nostalgie, il ajouta fièrement :
« Quel que soit mon destin, je suis prêt à le brrraver. C'est en marchant à ses côtés que j'en ai eu la conviction... »
À la vue de son profil empli de détermination, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un soupir d'admiration.
C'est donc ça, un héros ? Une personne au charisme tel qu'elle peut faire naître des sentiments si forts chez ceux qui la côtoient ? Qu'il s'agisse de mon père, de mon grand-père, du président fondateur ou d'autres collaborateurs à ce projet, nombreux semblent en avoir fait l'expérience. J'ignore si la personne en question en avait conscience, mais on peut dire qu'elle a donné un immense courage à tous ceux qui l'ont rencontrée. Le courage d'aller de l'avant, vers l'avenir, avec de l'espoir.
En pensant qu'à ma propre époque, dans quelques heures de cela, la somme de tous ces efforts et de toutes ces espérances devait enfin prendre forme, un frisson d'excitation parcourut mon dos.
« Le transfert va réussir, je te le promets », lui dis-je en tendant mon poing vers lui.
Bien sûr, c'était une promesse dont je n'aurai jamais pu connaître l'issue... Au fond de moi, je ne pouvais faire que prier pour le succès de cette entreprise, afin que deux mondes soient sauvés et que tous leurs occupants aient une vie heureuse. Par-dessus tout, j'espérais que G'raha Tia soit récompensé à hauteur de son immense courage.
Le matin suivant, le projet de transfert de la Tour de Cristal fut mis à exécution. La somptueuse structure allagoise disparut en ne laissant derrière elle que quelques réminiscences vite évanouies dans le ciel de l'aurore.
Je me demande pendant combien de temps mes compagnons et moi sommes restés immobiles sur les rives du lac. Alors qu'il faisait encore sombre lorsque notre plan fut exécuté, le soleil commençait à nous éblouir de sa blanche lumière. Pas un mot n'avait été échangé, et nous fixions tous l'horizon dans la direction où la Tour de Cristal s'élevait il y a encore peu.
Nous savions que notre projet était tout sauf terminé, et qu'il se poursuivait encore à travers le temps et les dimensions, mais notre part du travail était désormais accomplie.
À la manière du Mor Dhona qui était devenu orphelin d'un monument emblématique, je ressentais comme un immense vide en moi. Il y avait bien sûr le sentiment du devoir accompli, mais il était accompagné d'une profonde solitude, et tous deux se déversaient dans ce gouffre sans fond qui m'habitait. Ma part dans ce colossal projet qui s'était étendu sur plus de deux siècles venait de prendre fin sans un bruit, et seuls le murmure du vent et les sourds remous du lac parvenaient à mes oreilles.
« Finalement, on s'est pas volatilisés. »
Un de mes collaborateurs venait de rompre le silence.
Il est vrai que nous n'avions pas la moindre idée de l'influence qu'aurait sur nous cette petite modification historique que nous venions d'opérer. Au moment même où la Tour nous avait quittés, il était possible que notre chronologie eût purement et simplement disparu, comme si elle n'avait jamais existé. Et pourtant, nous étions toujours bien là... G'raha Tia avait-il échoué dans sa mission de sauver le premier reflet ? Je préférais ne pas y penser, et imaginer le meilleur.
S'il réussissait, une nouvelle chronologie naîtrait, dans laquelle le huitième fléau n'aurait jamais eu lieu. Quant à nous, nous poursuivrions notre existence dans notre propre axe temporel, comme si rien n'avait changé.
Mes compagnons pensaient certainement comme moi. Après avoir observé les alentours pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal, la plupart d'entre eux se mirent à éclater de rire.
Absolument rien n'avait changé. Le lendemain, le jour suivant, puis le suivant, nous allions continuer à vivre dans ce bourbier de désolation, notre monde habituel. Il valait mieux prendre cette conclusion, la plus banale et la plus prévisible qui soit, sur le ton de l'humour. Curieusement, nous étions en même temps parcourus par un étrange sentiment de satisfaction...
Cette sensation du devoir accompli était d'une telle intensité qu'aucun d'entre nous ne vit venir ce qui allait suivre. Nous l'avions oublié, mais il y avait un observateur qui savait tout de la Tour de Cristal, des ailes du temps, et même de l'interstice entre les mondes... et c'est le moment qu'il avait choisi pour se réveiller.
Tout à coup, un puissant rugissement se fit entendre, comme si la terre grondait du plus profond de ses entrailles. Nous nous mîmes en position pour répondre à une éventuelle attaque, et alors que nous scrutions les environs pour savoir à qui nous avions affaire, quelqu'un hurla :
« Regardez, là-haut ! »
En me retournant pour voir vers où il pointait, je n'en crus pas mes yeux. Les plaques de fuselage rouillées grinçaient, et certaines se détachaient pour aller s'échouer dans le lac en faisant jaillir d'impressionnantes éclaboussures. L'immense carcasse pétrifiée qui enlaçait l'ancien aéronef impérial s'était mise à bouger, comme si elle venait de retrouver son souffle.
« C'est... C'est Midgardsormr ? », lança un de mes compagnons, d'une voix tremblante.
Une fois de plus, un terrifiant grondement déchira le ciel. Cette fois il n'y avait plus de doute, c'était le rugissement farouche d'un dragon.
Quelques instants plus tard, la colossale créature se détacha complètement de l'Agrius et s'envola au-dessus du lac. Lorsqu'elle s'approcha pour se poser près de nous, mes compagnons et moi étions si terrifiés que nous nous tînmes tous raides, sans dire un mot.
Ayant lu les rapports de Cid sur les événements liés à Oméga, j'avais conscience que Midgardsormr était toujours vivant, mais il était endormi depuis si longtemps que personne ne s'attendait à ce qu'il se réveille. Avions-nous perturbé son sommeil en déplaçant la Tour de Cristal ? Mon sang se glaça à cette idée, et c'est à ce moment que le dragon originel s'adressa à nous, d'une voix grave et paisible.
« Eh bien, humains... Je vois que vous venez d'envoyer la Tour de Cristal aux confins des dimensions.
– C'est-à-dire que... Oui... Cela vous a-t-il incommodé... ? »
Midgardsormr ne répondit pas immédiatement à cette question. Chaque seconde qui passait me paraissait une éternité, et les gouttes de sueur commençaient à perler sur mes poings que je serrai énergiquement. J'avais beau essayer de me rassurer en me disant qu'il n'était pas notre ennemi, mais tout mon corps était paralysé par l'effroi. Pour la première fois, je faisais l'expérience de me retrouver face à un dragon et je restais figé, comme si j'attendais de connaître mon destin.
« Dans mon sommeil, j'ai observé le cours de l'Histoire. J'ai aussi vu ce que vous, et ceux qui vous ont précédés, ont tenté d'accomplir. »
Midgardsormr promena ses yeux sur nous avant de reprendre.
« Je sais à quel point les conflits peuvent être douloureux, et cela prouve le courage de vos actes. Seulement, votre existence de mortels est courte... très courte. C'est une notion qui dépasse l'entendement de nous autres dragons, tout comme la constante instabilité de vos sentiments... Pour ces raisons, j'étais persuadé que votre rêve était inatteignable, et pourtant, vous l'avez réalisé. »
L'attention de Midgardsormr fut alors attirée par une de nos récentes recrues, une jeune fille qui tenait un objet noir entre ses mains. Il s'agissait d'une reproduction miniature d'Oméga créée par mon ancêtre, que nous avions toujours considérée comme membre à part entière des Forges de Garlond. Le poids des années se faisait sentir et son état s'était grandement détérioré : elle se désactivait inopinément, même avec une batterie neuve, et ses capteurs étaient défectueux, ce qui faisait qu'elle se heurtait souvent aux murs de notre repaire. C'est justement ce qui arriva quand cette petite Oméga se mit en branle pour courir vers l'immense dragon, et se cogner à multiples reprises contre lui.
Nous avions pensé à la remettre entièrement à neuf, mais il eût été plus aisé d'en fabriquer une nouvelle. Le projet de voyage de la Tour de Cristal étant déjà bien entamé, nous avions préféré nous concentrer sur ce dernier pour le mener à bien, et nous nous résolûmes à conserver notre petite mascotte en l'état.
Midgardsormr poussa un long soupir. Je n'étais aucunement familier avec les expressions d'un dragon, mais il me sembla qu'il esquissa un sourire... J'ignore si c'est suite à cette sensation, ou si cet étrange spectacle évoqua quelque chose en moi, mais je sentis la tension retomber d'un coup. Je fus soudain gagné par une grande émotion, et les mots prononcés la veille par G'raha Tia me vinrent à l'esprit. Venais-je moi aussi d'être frappé ?
Partagé entre l'angoisse et le soulagement, j'avais l'impression de m'être jeté corps et âme dans un courant impétueux qui devait me mener à un accomplissement mémorable... Comme engaillardi par cette intuition, je fixai le regard du dragon qui m'inspirait tant de crainte jusqu'alors. Midgardsormr, pénétrant au plus profond de mes yeux, me demanda solennellement :
« Est-ce là que s'arrête ton rêve, humain ?
– Non... »
Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour rendre possible un futur sans huitième fléau, un futur où l'héroïne d'Éorzéa aurait survécu. Mais étions-nous toujours condamnés ? Tous les efforts consentis, les découvertes réalisées et les progrès accomplis ne nous permettaient-ils pas désormais de prétendre à un avenir meilleur ? Sûr de notre force, je déclarai au nom de tous mes compagnons :
« Nous avons encore un monde à sauver. »
Une fois de plus, je crus lire un sourire sur le visage de Midgardsormr.
« Humains, je respecte votre bravoure. Mes enfants et moi sommes vos invités sur cette planète, et il va de soi que nous vous soutenions dans vos desseins. Nous serons les murailles qui protégeront non seulement les cités que vous bâtirez, mais aussi le savoir que vous amasserez pour que naisse un futur de paix et d'harmonie, ce que vous autres appelez une nouvelle ère... »
C'est sur ces mots du dragon originel que commença notre nouveau combat. Nous allions nous battre, comme était sûrement en train de le faire G'raha Tia, aux confins des mondes et du temps, même si nous ne pourrions partager l'issue de notre lutte, et même si l'Histoire ne retiendrait jamais nos noms. L'univers nous séparait, mais je savais que nous étions ensemble et qu'il nous suffisait de tendre le poing vers les étoiles pour nous retrouver.
Nous savions que notre projet était tout sauf terminé, et qu'il se poursuivait encore à travers le temps et les dimensions, mais notre part du travail était désormais accomplie.
À la manière du Mor Dhona qui était devenu orphelin d'un monument emblématique, je ressentais comme un immense vide en moi. Il y avait bien sûr le sentiment du devoir accompli, mais il était accompagné d'une profonde solitude, et tous deux se déversaient dans ce gouffre sans fond qui m'habitait. Ma part dans ce colossal projet qui s'était étendu sur plus de deux siècles venait de prendre fin sans un bruit, et seuls le murmure du vent et les sourds remous du lac parvenaient à mes oreilles.
« Finalement, on s'est pas volatilisés. »
Un de mes collaborateurs venait de rompre le silence.
Il est vrai que nous n'avions pas la moindre idée de l'influence qu'aurait sur nous cette petite modification historique que nous venions d'opérer. Au moment même où la Tour nous avait quittés, il était possible que notre chronologie eût purement et simplement disparu, comme si elle n'avait jamais existé. Et pourtant, nous étions toujours bien là... G'raha Tia avait-il échoué dans sa mission de sauver le premier reflet ? Je préférais ne pas y penser, et imaginer le meilleur.
S'il réussissait, une nouvelle chronologie naîtrait, dans laquelle le huitième fléau n'aurait jamais eu lieu. Quant à nous, nous poursuivrions notre existence dans notre propre axe temporel, comme si rien n'avait changé.
Mes compagnons pensaient certainement comme moi. Après avoir observé les alentours pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal, la plupart d'entre eux se mirent à éclater de rire.
Absolument rien n'avait changé. Le lendemain, le jour suivant, puis le suivant, nous allions continuer à vivre dans ce bourbier de désolation, notre monde habituel. Il valait mieux prendre cette conclusion, la plus banale et la plus prévisible qui soit, sur le ton de l'humour. Curieusement, nous étions en même temps parcourus par un étrange sentiment de satisfaction...
Cette sensation du devoir accompli était d'une telle intensité qu'aucun d'entre nous ne vit venir ce qui allait suivre. Nous l'avions oublié, mais il y avait un observateur qui savait tout de la Tour de Cristal, des ailes du temps, et même de l'interstice entre les mondes... et c'est le moment qu'il avait choisi pour se réveiller.
Tout à coup, un puissant rugissement se fit entendre, comme si la terre grondait du plus profond de ses entrailles. Nous nous mîmes en position pour répondre à une éventuelle attaque, et alors que nous scrutions les environs pour savoir à qui nous avions affaire, quelqu'un hurla :
« Regardez, là-haut ! »
En me retournant pour voir vers où il pointait, je n'en crus pas mes yeux. Les plaques de fuselage rouillées grinçaient, et certaines se détachaient pour aller s'échouer dans le lac en faisant jaillir d'impressionnantes éclaboussures. L'immense carcasse pétrifiée qui enlaçait l'ancien aéronef impérial s'était mise à bouger, comme si elle venait de retrouver son souffle.
« C'est... C'est Midgardsormr ? », lança un de mes compagnons, d'une voix tremblante.
Une fois de plus, un terrifiant grondement déchira le ciel. Cette fois il n'y avait plus de doute, c'était le rugissement farouche d'un dragon.
Quelques instants plus tard, la colossale créature se détacha complètement de l'Agrius et s'envola au-dessus du lac. Lorsqu'elle s'approcha pour se poser près de nous, mes compagnons et moi étions si terrifiés que nous nous tînmes tous raides, sans dire un mot.
Ayant lu les rapports de Cid sur les événements liés à Oméga, j'avais conscience que Midgardsormr était toujours vivant, mais il était endormi depuis si longtemps que personne ne s'attendait à ce qu'il se réveille. Avions-nous perturbé son sommeil en déplaçant la Tour de Cristal ? Mon sang se glaça à cette idée, et c'est à ce moment que le dragon originel s'adressa à nous, d'une voix grave et paisible.
« Eh bien, humains... Je vois que vous venez d'envoyer la Tour de Cristal aux confins des dimensions.
– C'est-à-dire que... Oui... Cela vous a-t-il incommodé... ? »
Midgardsormr ne répondit pas immédiatement à cette question. Chaque seconde qui passait me paraissait une éternité, et les gouttes de sueur commençaient à perler sur mes poings que je serrai énergiquement. J'avais beau essayer de me rassurer en me disant qu'il n'était pas notre ennemi, mais tout mon corps était paralysé par l'effroi. Pour la première fois, je faisais l'expérience de me retrouver face à un dragon et je restais figé, comme si j'attendais de connaître mon destin.
« Dans mon sommeil, j'ai observé le cours de l'Histoire. J'ai aussi vu ce que vous, et ceux qui vous ont précédés, ont tenté d'accomplir. »
Midgardsormr promena ses yeux sur nous avant de reprendre.
« Je sais à quel point les conflits peuvent être douloureux, et cela prouve le courage de vos actes. Seulement, votre existence de mortels est courte... très courte. C'est une notion qui dépasse l'entendement de nous autres dragons, tout comme la constante instabilité de vos sentiments... Pour ces raisons, j'étais persuadé que votre rêve était inatteignable, et pourtant, vous l'avez réalisé. »
L'attention de Midgardsormr fut alors attirée par une de nos récentes recrues, une jeune fille qui tenait un objet noir entre ses mains. Il s'agissait d'une reproduction miniature d'Oméga créée par mon ancêtre, que nous avions toujours considérée comme membre à part entière des Forges de Garlond. Le poids des années se faisait sentir et son état s'était grandement détérioré : elle se désactivait inopinément, même avec une batterie neuve, et ses capteurs étaient défectueux, ce qui faisait qu'elle se heurtait souvent aux murs de notre repaire. C'est justement ce qui arriva quand cette petite Oméga se mit en branle pour courir vers l'immense dragon, et se cogner à multiples reprises contre lui.
Nous avions pensé à la remettre entièrement à neuf, mais il eût été plus aisé d'en fabriquer une nouvelle. Le projet de voyage de la Tour de Cristal étant déjà bien entamé, nous avions préféré nous concentrer sur ce dernier pour le mener à bien, et nous nous résolûmes à conserver notre petite mascotte en l'état.
Midgardsormr poussa un long soupir. Je n'étais aucunement familier avec les expressions d'un dragon, mais il me sembla qu'il esquissa un sourire... J'ignore si c'est suite à cette sensation, ou si cet étrange spectacle évoqua quelque chose en moi, mais je sentis la tension retomber d'un coup. Je fus soudain gagné par une grande émotion, et les mots prononcés la veille par G'raha Tia me vinrent à l'esprit. Venais-je moi aussi d'être frappé ?
Partagé entre l'angoisse et le soulagement, j'avais l'impression de m'être jeté corps et âme dans un courant impétueux qui devait me mener à un accomplissement mémorable... Comme engaillardi par cette intuition, je fixai le regard du dragon qui m'inspirait tant de crainte jusqu'alors. Midgardsormr, pénétrant au plus profond de mes yeux, me demanda solennellement :
« Est-ce là que s'arrête ton rêve, humain ?
– Non... »
Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour rendre possible un futur sans huitième fléau, un futur où l'héroïne d'Éorzéa aurait survécu. Mais étions-nous toujours condamnés ? Tous les efforts consentis, les découvertes réalisées et les progrès accomplis ne nous permettaient-ils pas désormais de prétendre à un avenir meilleur ? Sûr de notre force, je déclarai au nom de tous mes compagnons :
« Nous avons encore un monde à sauver. »
Une fois de plus, je crus lire un sourire sur le visage de Midgardsormr.
« Humains, je respecte votre bravoure. Mes enfants et moi sommes vos invités sur cette planète, et il va de soi que nous vous soutenions dans vos desseins. Nous serons les murailles qui protégeront non seulement les cités que vous bâtirez, mais aussi le savoir que vous amasserez pour que naisse un futur de paix et d'harmonie, ce que vous autres appelez une nouvelle ère... »
C'est sur ces mots du dragon originel que commença notre nouveau combat. Nous allions nous battre, comme était sûrement en train de le faire G'raha Tia, aux confins des mondes et du temps, même si nous ne pourrions partager l'issue de notre lutte, et même si l'Histoire ne retiendrait jamais nos noms. L'univers nous séparait, mais je savais que nous étions ensemble et qu'il nous suffisait de tendre le poing vers les étoiles pour nous retrouver.