Il fut un temps où n'existait nulle divinité à qui offrir ses ferventes prières. Une époque reculée où les hommes pouvaient être considérés comme des dieux.
La planète hébergeait alors un unique monde où la vie bourgeonnait deçà delà, tel un motif en surimpression sur une toile colorée.
Puis il y avait le monde éthéré, celui dont le nom a maintes fois changé à travers les âges. On parlait en ce temps-là d'Enfers, au sens d'un royaume invisible où s'en retournent les âmes des défunts.
Le quotidien des hommes-dieux était intimement lié aux Enfers. Leur existence était palpable dans les rivières qui s'écoulent vers la mer, dans l'eau qui s'évapore pour former les nuages, dans la pluie qui s'abat sur la terre et nourrit les fleuves. Parce qu'ils étaient garants de la bonne marche des cycles naturels, on les considérait comme précieux.
Or les Enfers étaient hors d'atteinte. Ne serait-ce que pour en sonder les mystères, les hommes devaient déployer des trésors d'ingéniosité, et si certains étaient capables d'en extirper des bribes d'énergie, personne ne pouvait prétendre dompter leurs courants.
Et pourtant, il était des hommes qu'on aurait crus bénis des Enfers.
La planète hébergeait alors un unique monde où la vie bourgeonnait deçà delà, tel un motif en surimpression sur une toile colorée.
Puis il y avait le monde éthéré, celui dont le nom a maintes fois changé à travers les âges. On parlait en ce temps-là d'Enfers, au sens d'un royaume invisible où s'en retournent les âmes des défunts.
Le quotidien des hommes-dieux était intimement lié aux Enfers. Leur existence était palpable dans les rivières qui s'écoulent vers la mer, dans l'eau qui s'évapore pour former les nuages, dans la pluie qui s'abat sur la terre et nourrit les fleuves. Parce qu'ils étaient garants de la bonne marche des cycles naturels, on les considérait comme précieux.
Or les Enfers étaient hors d'atteinte. Ne serait-ce que pour en sonder les mystères, les hommes devaient déployer des trésors d'ingéniosité, et si certains étaient capables d'en extirper des bribes d'énergie, personne ne pouvait prétendre dompter leurs courants.
Et pourtant, il était des hommes qu'on aurait crus bénis des Enfers.
Une nuit paisible s'apprêtait à tomber sur Amaurote, la plus grande cité de la planète. La douce lumière des réverbères éclairait la ville, tandis que ses citoyens, tous vêtus de longues robes, allaient et venaient nonchalamment le long de ses larges artères. Chacun profitait comme il l'entendait de ce moment entre chien et loup, autant propice aux longues discussions entre amis qu'au repos solitaire.
Au coin d'un parc, un homme était allongé dans l'herbe de tout son long. Sa coule noire ne le distinguait en rien des autres Amaurotains. En revanche, son visage était en partie dissimulé sous un masque rouge de forme singulière, tandis que des mèches argentées pendaient çà et là de sa capuche à moitié ôtée.
À travers le masque, son regard se perdait au loin dans le ciel dégagé. On aurait pu croire qu'il observait les étoiles, mais il n'en était rien. Le paysage qu'il contemplait était en effet sensiblement différent de celui que voient les hommes ordinaires.
L'éther contenu en toutes choses brillait de reflets irisés, irradiant aussi bien la terre que le ciel jusqu'aux étoiles les plus lointaines. Des âmes parvenues au bout de leur destinée flottaient au gré du vent, avant de basculer en un battement de cils de l'autre côté, dans les Enfers. La vie était partout, tantôt proche, tantôt perdue dans l'infini. L'homme pouvait en percevoir les mouvements, pourvu qu'il y prêtât suffisamment attention. Si la faculté de voir au-delà de la matérialité des choses était relativement répandue, très peu pouvaient se targuer d'une telle acuité. Son don était si puissant qu'il lui permettait même de différencier les âmes, ces noyaux d'énergie vitale, en fonction de leur couleur. C'était presque à se demander si cet homme n'était pas lui-même un rejeton des Enfers...
Sa contemplation fut soudain interrompue par un léger bruissement ; des pas dans l'herbe, qui se rapprochaient au fur et à mesure. Il serra ses paupières comme s'il cherchait à se soustraire à quelque corvée, ce qui n'empêcha pas le mystérieux indiscret de s'arrêter à ses côtés. Penché sur son visage du haut de sa taille imposante, ce dernier ne se gêna aucunement pour lui adresser la parole.
« Toutes mes félicitations pour ta nomination au Concile des Quatorze, mon cher Hadès... ou bien dois-je t'appeler Emet-Selch dorénavant ? »
Pour toute réponse, le visiteur eut droit à un pesant silence. Un sourire se dessina pourtant sur ses lèvres, alors qu'il continuait de fixer le masque rutilant de l'homme allongé. Au bout de quelques secondes, celui-ci se leva d'un mouvement las. Il enfouit soigneusement ses cheveux blancs dans sa capuche, la réajusta et répondit enfin d'un ton maussade :
« Des félicitations pour quoi ? Il y avait un siège libre, je l'ai pris, point. D'ailleurs, tu serais à ma place si tu n'avais pas refusé le poste, Hythlodaeus.
– Mais non, mais non, c'est un rôle taillé pour toi. Il faut quelqu'un qui sache mettre à profit ses facultés de façon intelligente. Moi, à part me pâmer devant la beauté des Enfers...
– Et c'est le directeur du bureau des créations qui dit ça... On devrait débattre de ta légitimité au forum des Éloquents, tiens ! »
Malgré un regard accusateur de circonstance, la petite pique d'Emet-Selch ne décontenança en rien son destinataire, qui affichait toujours un sourire jovial.
Hythlodaeus, le directeur du bureau des créations, portait une coule noire et un masque blanc des plus banals. Sous cet habit quelconque se cachait pourtant un individu capable, à l'instar de son interlocuteur, de percevoir les Enfers. Sur le plan de l'acuité pure, c'était même lui qui l'emportait de peu. À tout instant, ses yeux s'employaient à mettre à nu l'essence des choses, la vérité derrière les apparences. De ce fait, sa légitimité à la tête de l'immense banque d'idées qu'est le bureau des créations lui était largement acquise... ce qui n'en empêchait pas certains de pointer du doigt son incurable désinvolture.
« Qu'est-ce qu'il y a ? », s'agaça Emet-Selch.
Comme s'il attendait que son camarade lui tende la perche, Hythlodaeus sourit de plus belle, et l'homme au masque rouge regretta de ne pas avoir tourné plus longtemps sa langue dans sa bouche. Hélas, le mal était fait.
« Tu lui as dit pour ton nouveau poste ?
– Hein ? Pourquoi je m'embêterais à le faire ? Quelqu'un s'en sera chargé à ma place. Les nouvelles vont vite, surtout en ce qui concerne le Concile des Quatorze.
– Certes, mon cher Emet-Selch dernier du nom... Je dis simplement que si tu as perdu sa trace, je peux t'aider à le retrouver...
– Merci, mais sans façon. Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu ferais mieux de finir ton travail en vitesse ! », rétorqua finalement Emet-Selch d'un ton sévère.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, le sourire d'Hythlodaeus s'estompa. Il pencha la tête, l'air interrogateur.
(« Comment tu sais que je suis en train de tirer au flanc ? »)
Emet-Selch pouvait presque entendre la question qui lui était implicitement posée, mais il resta coi, refusant de tendre une nouvelle perche à son volubile ami... jusqu'à ce que le regard insistant de ce dernier ne lui devienne insoutenable. En soupirant, il concéda finalement quelques explications :
« Un chercheur de l'institut Lahabrea est venu te rendre visite aujourd'hui, je me trompe ? En général, c'est pour avoir ton expertise sur une création d'envergure... Aucune chance que tu aies fini à cette heure-ci. J'en déduis aussi que tu n'es pas venu me voir pour tailler le bout de gras, mais plutôt pour me demander un conseil, une faveur ou n'importe quoi qui puisse me casser les pieds... »
Hythlodaeus resta un instant silencieux, comme s'il prenait le temps de digérer ces paroles. Puis il pouffa de rire :
« Allons, allons... Mon bon ami vient de décrocher un poste prestigieux et je l'aperçois en train de rêvasser tout seul dans un parc, alors je viens lui présenter mes compliments, rien de plus. Enfin, c'est vrai que toi, tu ne fais jamais rien qui n'ait d'intérêt concret à tes yeux, alors bon. Pragmatique un jour... »
Cette dernière remarque provoqua un certain embarras chez Emet-Selch, dont les yeux se mirent à lancer des éclairs en direction de son camarade. Il préféra toutefois tourner les talons, estimant que cette conversation sans queue ni tête n'avait que trop duré. Pris de panique, Hythlodaeus s'empressa de le retenir.
« M-mais si tu veux des problèmes à résoudre, j'en ai ! Allez, suis-moi... Ce sera le baptême du feu du grand Emet-Selch ! »
Au coin d'un parc, un homme était allongé dans l'herbe de tout son long. Sa coule noire ne le distinguait en rien des autres Amaurotains. En revanche, son visage était en partie dissimulé sous un masque rouge de forme singulière, tandis que des mèches argentées pendaient çà et là de sa capuche à moitié ôtée.
À travers le masque, son regard se perdait au loin dans le ciel dégagé. On aurait pu croire qu'il observait les étoiles, mais il n'en était rien. Le paysage qu'il contemplait était en effet sensiblement différent de celui que voient les hommes ordinaires.
L'éther contenu en toutes choses brillait de reflets irisés, irradiant aussi bien la terre que le ciel jusqu'aux étoiles les plus lointaines. Des âmes parvenues au bout de leur destinée flottaient au gré du vent, avant de basculer en un battement de cils de l'autre côté, dans les Enfers. La vie était partout, tantôt proche, tantôt perdue dans l'infini. L'homme pouvait en percevoir les mouvements, pourvu qu'il y prêtât suffisamment attention. Si la faculté de voir au-delà de la matérialité des choses était relativement répandue, très peu pouvaient se targuer d'une telle acuité. Son don était si puissant qu'il lui permettait même de différencier les âmes, ces noyaux d'énergie vitale, en fonction de leur couleur. C'était presque à se demander si cet homme n'était pas lui-même un rejeton des Enfers...
Sa contemplation fut soudain interrompue par un léger bruissement ; des pas dans l'herbe, qui se rapprochaient au fur et à mesure. Il serra ses paupières comme s'il cherchait à se soustraire à quelque corvée, ce qui n'empêcha pas le mystérieux indiscret de s'arrêter à ses côtés. Penché sur son visage du haut de sa taille imposante, ce dernier ne se gêna aucunement pour lui adresser la parole.
« Toutes mes félicitations pour ta nomination au Concile des Quatorze, mon cher Hadès... ou bien dois-je t'appeler Emet-Selch dorénavant ? »
Pour toute réponse, le visiteur eut droit à un pesant silence. Un sourire se dessina pourtant sur ses lèvres, alors qu'il continuait de fixer le masque rutilant de l'homme allongé. Au bout de quelques secondes, celui-ci se leva d'un mouvement las. Il enfouit soigneusement ses cheveux blancs dans sa capuche, la réajusta et répondit enfin d'un ton maussade :
« Des félicitations pour quoi ? Il y avait un siège libre, je l'ai pris, point. D'ailleurs, tu serais à ma place si tu n'avais pas refusé le poste, Hythlodaeus.
– Mais non, mais non, c'est un rôle taillé pour toi. Il faut quelqu'un qui sache mettre à profit ses facultés de façon intelligente. Moi, à part me pâmer devant la beauté des Enfers...
– Et c'est le directeur du bureau des créations qui dit ça... On devrait débattre de ta légitimité au forum des Éloquents, tiens ! »
Malgré un regard accusateur de circonstance, la petite pique d'Emet-Selch ne décontenança en rien son destinataire, qui affichait toujours un sourire jovial.
Hythlodaeus, le directeur du bureau des créations, portait une coule noire et un masque blanc des plus banals. Sous cet habit quelconque se cachait pourtant un individu capable, à l'instar de son interlocuteur, de percevoir les Enfers. Sur le plan de l'acuité pure, c'était même lui qui l'emportait de peu. À tout instant, ses yeux s'employaient à mettre à nu l'essence des choses, la vérité derrière les apparences. De ce fait, sa légitimité à la tête de l'immense banque d'idées qu'est le bureau des créations lui était largement acquise... ce qui n'en empêchait pas certains de pointer du doigt son incurable désinvolture.
« Qu'est-ce qu'il y a ? », s'agaça Emet-Selch.
Comme s'il attendait que son camarade lui tende la perche, Hythlodaeus sourit de plus belle, et l'homme au masque rouge regretta de ne pas avoir tourné plus longtemps sa langue dans sa bouche. Hélas, le mal était fait.
« Tu lui as dit pour ton nouveau poste ?
– Hein ? Pourquoi je m'embêterais à le faire ? Quelqu'un s'en sera chargé à ma place. Les nouvelles vont vite, surtout en ce qui concerne le Concile des Quatorze.
– Certes, mon cher Emet-Selch dernier du nom... Je dis simplement que si tu as perdu sa trace, je peux t'aider à le retrouver...
– Merci, mais sans façon. Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu ferais mieux de finir ton travail en vitesse ! », rétorqua finalement Emet-Selch d'un ton sévère.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, le sourire d'Hythlodaeus s'estompa. Il pencha la tête, l'air interrogateur.
(« Comment tu sais que je suis en train de tirer au flanc ? »)
Emet-Selch pouvait presque entendre la question qui lui était implicitement posée, mais il resta coi, refusant de tendre une nouvelle perche à son volubile ami... jusqu'à ce que le regard insistant de ce dernier ne lui devienne insoutenable. En soupirant, il concéda finalement quelques explications :
« Un chercheur de l'institut Lahabrea est venu te rendre visite aujourd'hui, je me trompe ? En général, c'est pour avoir ton expertise sur une création d'envergure... Aucune chance que tu aies fini à cette heure-ci. J'en déduis aussi que tu n'es pas venu me voir pour tailler le bout de gras, mais plutôt pour me demander un conseil, une faveur ou n'importe quoi qui puisse me casser les pieds... »
Hythlodaeus resta un instant silencieux, comme s'il prenait le temps de digérer ces paroles. Puis il pouffa de rire :
« Allons, allons... Mon bon ami vient de décrocher un poste prestigieux et je l'aperçois en train de rêvasser tout seul dans un parc, alors je viens lui présenter mes compliments, rien de plus. Enfin, c'est vrai que toi, tu ne fais jamais rien qui n'ait d'intérêt concret à tes yeux, alors bon. Pragmatique un jour... »
Cette dernière remarque provoqua un certain embarras chez Emet-Selch, dont les yeux se mirent à lancer des éclairs en direction de son camarade. Il préféra toutefois tourner les talons, estimant que cette conversation sans queue ni tête n'avait que trop duré. Pris de panique, Hythlodaeus s'empressa de le retenir.
« M-mais si tu veux des problèmes à résoudre, j'en ai ! Allez, suis-moi... Ce sera le baptême du feu du grand Emet-Selch ! »

« Un oiseau immortel ? »
- Bureau des créations, étage de recherche -
Tandis qu'ils s'engouffraient dans un couloir interdit d'accès en temps normal, Emet-Selch sollicita la confirmation d'Hythlodaeus, qui sans ralentir acquiesça d'un signe de tête.
« Il ne s'agit pas d'un être vivant à proprement parler, plutôt d'un amas d'énergie magique ayant la forme d'un oiseau. Toujours est-il qu'il est doté de pouvoirs curatifs hors du commun, tout aussi efficaces sur les autres que sur lui-même. Nos amis de l'institut y ont mis du leur, ça se voit. C'est un vrai petit chef-d'œuvre sur tous les plans.
– Tu m'en diras tant... Et donc, qu'est-ce qui cloche chez lui ?
– Eh bien, je me répète, mais l'oiseau immortel n'est pas un banal animal. C'est un être cent pour cent éthéré, et il s'avère que... Enfin, tu verras par toi-même. »
Ce disant, Hythlodaeus poussa l'imposante porte au bout du couloir. À peine fut-elle ouverte qu'un hurlement strident s'échappa de l'entrebâillement et vint agresser les tympans d'Emet-Selch, qui grimaça de douleur sous son masque. Toutefois, cette désagréable entrée en matière ne le découragea pas, et il franchit la porte d'un pas résolu.
Une fois dans la pièce, son regard fut aussitôt attiré par l'oiseau en question – non pas par ses ailes majestueuses, mais par son autre versant. Là, au milieu de ce qui était censé n'être qu'une nappe d'éther uniforme, brillait un éclat inattendu.
« Il a... une âme ? »
La magie créatrice des hommes était capable de matérialiser toutes sortes de choses... Tout, sauf des âmes. En revanche, celles-ci pouvaient se former spontanément chez les créatures nouvellement créées, pour peu que ces dernières répondent aux critères du monde physique ; autrement dit, que leur anatomie ne comporte aucune aberration. D'aucuns considéraient la fabrique des âmes comme l'apanage du ciel, un arcane que les hommes ne pourraient en aucun cas s'approprier.
Les yeux rivés sur la créature ailée, Hythlodaeus s'expliqua :
« Il y a eu comme qui dirait un accident... Pendant que j'éprouvais la viabilité de l'oiseau immortel, une âme égarée s'y est introduite ; probablement l'une de celles retenues de ce côté par quelque profond regret. Regarde-la se débattre... »
Emet-Selch observa attentivement le volatile, qui n'en finissait plus de pousser des hurlements plaintifs. Il le voyait buter contre les murs de la pièce, déchirant violemment ses ailes à chaque collision, projetant son énergie éthérée de toutes parts sous forme de gerbes de flammes. Presque aussitôt, son pouvoir curatif se déclenchait et le régénérait, de sorte qu'il put poursuivre sa danse macabre sans jamais s'affaiblir.
« Ce n'est pas beau à voir, en effet. Sa peur de mourir a pris le pas sur sa raison. Il s'accroche à la vie, mais c'est peine perdue. La confusion, l'affolement, l'affliction... la douleur qu'il ressent, qu'il s'inflige... c'est tout ce qui lui reste.
– Tu arrives à voir tout ça ? Moi, ça me dépasse.
– Non, bien sûr que non, ce ne sont que des conjectures... mais peu importe. Qu'est-ce que tu comptes faire à présent ? Tu ne vas tout de même pas laisser le dernier bébé de l'institut Lahabrea dans cet état ? »
Hythlodaeus se tourna vers son ami. En découvrant son petit sourire au coin des lèvres, Emet-Selch comprit qu'il eut là encore mieux fait de se taire. Hélas, le mal était (re)fait.
« Eh bien ma foi, il faudrait le renvoyer dans les Enfers... ce qui serait un jeu d'enfant s'il ne se régénérait pas à l'infini. Des sorts ordinaires n'en viendront pas à bout, et loin de moi l'idée de le faire souffrir inutilement... En fait, je comptais demander à un puissant mage de me prêter main-forte demain... mais ce serait encore mieux si tu pouvais t'y coller tout de suite !
– ... »
De guerre lasse, Emet-Selch se contenta de soupirer longuement. À l'évidence, ses regards réprobateurs étaient impuissants face au sourire aussi désarmant qu'imperturbable de son ami. À quoi bon chicaner ? Il préféra encore s'exécuter, à charge de revanche.
Alors qu'il concentrait son énergie, les contours de sa silhouette s'estompèrent tout à coup. Telle l'ombre du soir qui recouvre peu à peu la ville, ils se mirent à changer de forme.
« Ah, je ne me lasse pas de ce spectacle ! »
Sous les yeux ébahis d'Hythlodaeus, un torrent d'énergie surgit des Enfers et se déversa en Emet-Selch. On aurait presque pu y voir les bras d'une mère enveloppant son enfant. Nombreux étaient les adeptes de la magie, mais ceux capables de contrôler une puissance aussi phénoménale devaient se compter sur les doigts de la main, y compris au sein du Concile des Quatorze.
Le directeur du bureau des créations admira son camarade qui venait d'achever sa métamorphose et concéda, émerveillé :
« Qu'on se le dise, il n'y a pas meilleur Emet-Selch que toi, Hadès. Je te réitère mes compliments. »
L'intéressé poussa un bref soupir en esquissant une moue dédaigneuse... Ou bien était-ce un léger rictus ? Toujours est-il qu'il se tourna vers l'oiseau immortel et...
- Bureau des créations, étage de recherche -
Tandis qu'ils s'engouffraient dans un couloir interdit d'accès en temps normal, Emet-Selch sollicita la confirmation d'Hythlodaeus, qui sans ralentir acquiesça d'un signe de tête.
« Il ne s'agit pas d'un être vivant à proprement parler, plutôt d'un amas d'énergie magique ayant la forme d'un oiseau. Toujours est-il qu'il est doté de pouvoirs curatifs hors du commun, tout aussi efficaces sur les autres que sur lui-même. Nos amis de l'institut y ont mis du leur, ça se voit. C'est un vrai petit chef-d'œuvre sur tous les plans.
– Tu m'en diras tant... Et donc, qu'est-ce qui cloche chez lui ?
– Eh bien, je me répète, mais l'oiseau immortel n'est pas un banal animal. C'est un être cent pour cent éthéré, et il s'avère que... Enfin, tu verras par toi-même. »
Ce disant, Hythlodaeus poussa l'imposante porte au bout du couloir. À peine fut-elle ouverte qu'un hurlement strident s'échappa de l'entrebâillement et vint agresser les tympans d'Emet-Selch, qui grimaça de douleur sous son masque. Toutefois, cette désagréable entrée en matière ne le découragea pas, et il franchit la porte d'un pas résolu.
Une fois dans la pièce, son regard fut aussitôt attiré par l'oiseau en question – non pas par ses ailes majestueuses, mais par son autre versant. Là, au milieu de ce qui était censé n'être qu'une nappe d'éther uniforme, brillait un éclat inattendu.
« Il a... une âme ? »
La magie créatrice des hommes était capable de matérialiser toutes sortes de choses... Tout, sauf des âmes. En revanche, celles-ci pouvaient se former spontanément chez les créatures nouvellement créées, pour peu que ces dernières répondent aux critères du monde physique ; autrement dit, que leur anatomie ne comporte aucune aberration. D'aucuns considéraient la fabrique des âmes comme l'apanage du ciel, un arcane que les hommes ne pourraient en aucun cas s'approprier.
Les yeux rivés sur la créature ailée, Hythlodaeus s'expliqua :
« Il y a eu comme qui dirait un accident... Pendant que j'éprouvais la viabilité de l'oiseau immortel, une âme égarée s'y est introduite ; probablement l'une de celles retenues de ce côté par quelque profond regret. Regarde-la se débattre... »
Emet-Selch observa attentivement le volatile, qui n'en finissait plus de pousser des hurlements plaintifs. Il le voyait buter contre les murs de la pièce, déchirant violemment ses ailes à chaque collision, projetant son énergie éthérée de toutes parts sous forme de gerbes de flammes. Presque aussitôt, son pouvoir curatif se déclenchait et le régénérait, de sorte qu'il put poursuivre sa danse macabre sans jamais s'affaiblir.
« Ce n'est pas beau à voir, en effet. Sa peur de mourir a pris le pas sur sa raison. Il s'accroche à la vie, mais c'est peine perdue. La confusion, l'affolement, l'affliction... la douleur qu'il ressent, qu'il s'inflige... c'est tout ce qui lui reste.
– Tu arrives à voir tout ça ? Moi, ça me dépasse.
– Non, bien sûr que non, ce ne sont que des conjectures... mais peu importe. Qu'est-ce que tu comptes faire à présent ? Tu ne vas tout de même pas laisser le dernier bébé de l'institut Lahabrea dans cet état ? »
Hythlodaeus se tourna vers son ami. En découvrant son petit sourire au coin des lèvres, Emet-Selch comprit qu'il eut là encore mieux fait de se taire. Hélas, le mal était (re)fait.
« Eh bien ma foi, il faudrait le renvoyer dans les Enfers... ce qui serait un jeu d'enfant s'il ne se régénérait pas à l'infini. Des sorts ordinaires n'en viendront pas à bout, et loin de moi l'idée de le faire souffrir inutilement... En fait, je comptais demander à un puissant mage de me prêter main-forte demain... mais ce serait encore mieux si tu pouvais t'y coller tout de suite !
– ... »
De guerre lasse, Emet-Selch se contenta de soupirer longuement. À l'évidence, ses regards réprobateurs étaient impuissants face au sourire aussi désarmant qu'imperturbable de son ami. À quoi bon chicaner ? Il préféra encore s'exécuter, à charge de revanche.
Alors qu'il concentrait son énergie, les contours de sa silhouette s'estompèrent tout à coup. Telle l'ombre du soir qui recouvre peu à peu la ville, ils se mirent à changer de forme.
« Ah, je ne me lasse pas de ce spectacle ! »
Sous les yeux ébahis d'Hythlodaeus, un torrent d'énergie surgit des Enfers et se déversa en Emet-Selch. On aurait presque pu y voir les bras d'une mère enveloppant son enfant. Nombreux étaient les adeptes de la magie, mais ceux capables de contrôler une puissance aussi phénoménale devaient se compter sur les doigts de la main, y compris au sein du Concile des Quatorze.
Le directeur du bureau des créations admira son camarade qui venait d'achever sa métamorphose et concéda, émerveillé :
« Qu'on se le dise, il n'y a pas meilleur Emet-Selch que toi, Hadès. Je te réitère mes compliments. »
L'intéressé poussa un bref soupir en esquissant une moue dédaigneuse... Ou bien était-ce un léger rictus ? Toujours est-il qu'il se tourna vers l'oiseau immortel et...
« Votre Excellence ? »
Une voix teintée d'irritation ramena Emet-Selch à la réalité. Il rouvrit peu à peu les yeux, et son regard encore embrumé alla spontanément se perdre dans les méandres de l'éther – un éther dénué de son éclat d'antan, aussi falot qu'une peinture délavée, ondoyant mollement deçà delà.
Il fronça les sourcils, comme pris de dégoût, puis rassembla ses esprits. À en juger par la situation, il s'était vraisemblablement assoupi sur sa chaise...
La voix résonna de nouveau à quelques yalms de lui :
« Votre Excellence, c'est bientôt l'heure de l'audience. »
Tournant enfin son regard dans cette direction, il vit un jeune homme aux longs cheveux blonds soigneusement attachés qui le fixait, l'air interdit. La profonde ride qui parcourait son front d'un sourcil à l'autre le vieillissait largement, alors qu'il n'avait en réalité même pas la vingtaine. Emet-Selch connaissait bien ce jeune homme : il s'agissait de son petit-fils, Varis... ou plus précisément, de celui de Solus zos Galvus, l'empereur qu'il avait choisi d'incarner.
Il se rappela que ledit petit-fils était venu au rapport quelques jours plus tôt pour l'informer du succès de sa dernière mission de maintien de l'ordre – un non-événement qui ne justifiait en rien une entrevue avec l'Empereur, et encore moins qu'on le dérange dans ses quartiers... Le jeune lionceau désirait-il à ce point mettre en avant ses prouesses guerrières ? Ou était-il poussé en coulisses à l'excès de zèle ? Cette question et d'autres agitèrent un instant l'esprit d'Emet-Selch. Un instant seulement, car tout compte fait, les incongruités d'un cerveau humain abâtardi ne valaient pas la peine d'être disséquées.
L'Empereur se leva de sa chaise et se dirigea vers l'entrée de la pièce. Alors qu'il croisait Varis, celui-ci murmura dans son dos :
« Qu'est-ce qui vous déplaît tant chez moi ? »
À cette question, Solus s'arrêta net et se tourna vers son petit-fils, dont l'expression trahissait, une fois n'est pas coutume, un sentiment bien connu des adolescents de son âge : la frustration. L'attitude froide et distante de son grand-père lui avait manifestement laissé, toutes proportions gardées, du bleu à l'âme.
Il réfléchit quelques secondes. Puis, comme s'il venait d'avoir une révélation, il murmura :
« Ta carrure...
– Hein ? »
Varis eut beau écarquiller les yeux, son grand-père n'avait aucunement l'intention de s'appesantir sur le sujet. L'Empereur reprit ainsi sa marche sans plus se retourner et quitta la pièce.
Un rictus quelque peu contrit se dessina sur son visage alors qu'il traversait la galerie menant à la salle d'audience. Si la grande lignée garlemaldaise comptait autant de gabarits différents que de familles distinctes, ceux de Solus et de son épouse étaient tout sauf imposants, et rien n'aurait pu prédire qu'ils mettraient au monde un fils aîné exceptionnellement râblé. Le physique de colosse de celui qui donnerait plus tard naissance à Varis avait de quoi impressionner ses pairs, et l'entourage de la famille impériale ne se gênait pas pour en faire grand cas. À vrai dire, l'empereur Solus était bien le seul à maudire intérieurement cet étrange caprice de la nature.
Malgré tout, ce fils restait un être inachevé, une âme ignorante et chétive qui n'aurait en aucun cas pu remplacer ses camarades d'antan. Un rebut du genre humain, tristement condamné à se fourvoyer tout au long de sa courte existence. Au moment de caresser la joue de son nouveau-né, Solus savait déjà parfaitement ce qui l'attendait. Mais alors, qu'avait-il donc bien pu espérer en son for intérieur pour aboutir à ce résultat ?
Comble de l'ironie, ce fils aîné censé exaucer ses désirs inavoués s'en était depuis retourné aux Enfers des suites d'une vulgaire maladie. Non seulement cela, mais l'héritier de son sang et de sa monstrueuse carrure voulait à présent interdire à son Empereur un bête moment d'évasion. Ah vraiment, que de vexations...
Au bout de quelques pas, Solus arriva enfin devant la porte de la salle d'audience. Avant d'y pénétrer, il ferma les yeux un instant, comme pour échapper aux innombrables corvées qui l'attendaient.
Une voix teintée d'irritation ramena Emet-Selch à la réalité. Il rouvrit peu à peu les yeux, et son regard encore embrumé alla spontanément se perdre dans les méandres de l'éther – un éther dénué de son éclat d'antan, aussi falot qu'une peinture délavée, ondoyant mollement deçà delà.
Il fronça les sourcils, comme pris de dégoût, puis rassembla ses esprits. À en juger par la situation, il s'était vraisemblablement assoupi sur sa chaise...
La voix résonna de nouveau à quelques yalms de lui :
« Votre Excellence, c'est bientôt l'heure de l'audience. »
Tournant enfin son regard dans cette direction, il vit un jeune homme aux longs cheveux blonds soigneusement attachés qui le fixait, l'air interdit. La profonde ride qui parcourait son front d'un sourcil à l'autre le vieillissait largement, alors qu'il n'avait en réalité même pas la vingtaine. Emet-Selch connaissait bien ce jeune homme : il s'agissait de son petit-fils, Varis... ou plus précisément, de celui de Solus zos Galvus, l'empereur qu'il avait choisi d'incarner.
Il se rappela que ledit petit-fils était venu au rapport quelques jours plus tôt pour l'informer du succès de sa dernière mission de maintien de l'ordre – un non-événement qui ne justifiait en rien une entrevue avec l'Empereur, et encore moins qu'on le dérange dans ses quartiers... Le jeune lionceau désirait-il à ce point mettre en avant ses prouesses guerrières ? Ou était-il poussé en coulisses à l'excès de zèle ? Cette question et d'autres agitèrent un instant l'esprit d'Emet-Selch. Un instant seulement, car tout compte fait, les incongruités d'un cerveau humain abâtardi ne valaient pas la peine d'être disséquées.
L'Empereur se leva de sa chaise et se dirigea vers l'entrée de la pièce. Alors qu'il croisait Varis, celui-ci murmura dans son dos :
« Qu'est-ce qui vous déplaît tant chez moi ? »
À cette question, Solus s'arrêta net et se tourna vers son petit-fils, dont l'expression trahissait, une fois n'est pas coutume, un sentiment bien connu des adolescents de son âge : la frustration. L'attitude froide et distante de son grand-père lui avait manifestement laissé, toutes proportions gardées, du bleu à l'âme.
Il réfléchit quelques secondes. Puis, comme s'il venait d'avoir une révélation, il murmura :
« Ta carrure...
– Hein ? »
Varis eut beau écarquiller les yeux, son grand-père n'avait aucunement l'intention de s'appesantir sur le sujet. L'Empereur reprit ainsi sa marche sans plus se retourner et quitta la pièce.
Un rictus quelque peu contrit se dessina sur son visage alors qu'il traversait la galerie menant à la salle d'audience. Si la grande lignée garlemaldaise comptait autant de gabarits différents que de familles distinctes, ceux de Solus et de son épouse étaient tout sauf imposants, et rien n'aurait pu prédire qu'ils mettraient au monde un fils aîné exceptionnellement râblé. Le physique de colosse de celui qui donnerait plus tard naissance à Varis avait de quoi impressionner ses pairs, et l'entourage de la famille impériale ne se gênait pas pour en faire grand cas. À vrai dire, l'empereur Solus était bien le seul à maudire intérieurement cet étrange caprice de la nature.
Malgré tout, ce fils restait un être inachevé, une âme ignorante et chétive qui n'aurait en aucun cas pu remplacer ses camarades d'antan. Un rebut du genre humain, tristement condamné à se fourvoyer tout au long de sa courte existence. Au moment de caresser la joue de son nouveau-né, Solus savait déjà parfaitement ce qui l'attendait. Mais alors, qu'avait-il donc bien pu espérer en son for intérieur pour aboutir à ce résultat ?
Comble de l'ironie, ce fils aîné censé exaucer ses désirs inavoués s'en était depuis retourné aux Enfers des suites d'une vulgaire maladie. Non seulement cela, mais l'héritier de son sang et de sa monstrueuse carrure voulait à présent interdire à son Empereur un bête moment d'évasion. Ah vraiment, que de vexations...
Au bout de quelques pas, Solus arriva enfin devant la porte de la salle d'audience. Avant d'y pénétrer, il ferma les yeux un instant, comme pour échapper aux innombrables corvées qui l'attendaient.

Il fut un temps où n'existait nulle divinité à qui offrir ses ferventes prières. Une époque reculée où les hommes pouvaient être considérés comme des dieux.
La planète hébergeait alors un unique monde où la vie bourgeonnait deçà delà, tel un motif en surimpression sur une toile colorée.
Puis il y avait le monde éthéré, celui dont le nom a maintes fois changé à travers les âges. On parlait en ce temps-là d'Enfers, au sens d'un royaume invisible où s'en retournent les âmes des défunts.
Le quotidien des hommes-dieux était intimement lié aux Enfers. Leur existence était palpable dans les rivières qui s'écoulent vers la mer, dans l'eau qui s'évapore pour former les nuages, dans la pluie qui s'abat sur la terre et nourrit les fleuves. Parce qu'ils étaient garants de la bonne marche des cycles naturels, on les considérait comme précieux.
Or les Enfers étaient hors d'atteinte. Ne serait-ce que pour en sonder les mystères, les hommes devaient déployer des trésors d'ingéniosité, et si certains étaient capables d'en extirper des bribes d'énergie, personne ne pouvait prétendre dompter leurs courants.
Et pourtant, il était des hommes qu'on aurait crus bénis des Enfers.
La planète hébergeait alors un unique monde où la vie bourgeonnait deçà delà, tel un motif en surimpression sur une toile colorée.
Puis il y avait le monde éthéré, celui dont le nom a maintes fois changé à travers les âges. On parlait en ce temps-là d'Enfers, au sens d'un royaume invisible où s'en retournent les âmes des défunts.
Le quotidien des hommes-dieux était intimement lié aux Enfers. Leur existence était palpable dans les rivières qui s'écoulent vers la mer, dans l'eau qui s'évapore pour former les nuages, dans la pluie qui s'abat sur la terre et nourrit les fleuves. Parce qu'ils étaient garants de la bonne marche des cycles naturels, on les considérait comme précieux.
Or les Enfers étaient hors d'atteinte. Ne serait-ce que pour en sonder les mystères, les hommes devaient déployer des trésors d'ingéniosité, et si certains étaient capables d'en extirper des bribes d'énergie, personne ne pouvait prétendre dompter leurs courants.
Et pourtant, il était des hommes qu'on aurait crus bénis des Enfers.
Une nuit paisible s'apprêtait à tomber sur Amaurote, la plus grande cité de la planète. La douce lumière des réverbères éclairait la ville, tandis que ses citoyens, tous vêtus de longues robes, allaient et venaient nonchalamment le long de ses larges artères. Chacun profitait comme il l'entendait de ce moment entre chien et loup, autant propice aux longues discussions entre amis qu'au repos solitaire.
Au coin d'un parc, un homme était allongé dans l'herbe de tout son long. Sa coule noire ne le distinguait en rien des autres Amaurotains. En revanche, son visage était en partie dissimulé sous un masque rouge de forme singulière, tandis que des mèches argentées pendaient çà et là de sa capuche à moitié ôtée.
À travers le masque, son regard se perdait au loin dans le ciel dégagé. On aurait pu croire qu'il observait les étoiles, mais il n'en était rien. Le paysage qu'il contemplait était en effet sensiblement différent de celui que voient les hommes ordinaires.
L'éther contenu en toutes choses brillait de reflets irisés, irradiant aussi bien la terre que le ciel jusqu'aux étoiles les plus lointaines. Des âmes parvenues au bout de leur destinée flottaient au gré du vent, avant de basculer en un battement de cils de l'autre côté, dans les Enfers. La vie était partout, tantôt proche, tantôt perdue dans l'infini. L'homme pouvait en percevoir les mouvements, pourvu qu'il y prêtât suffisamment attention. Si la faculté de voir au-delà de la matérialité des choses était relativement répandue, très peu pouvaient se targuer d'une telle acuité. Son don était si puissant qu'il lui permettait même de différencier les âmes, ces noyaux d'énergie vitale, en fonction de leur couleur. C'était presque à se demander si cet homme n'était pas lui-même un rejeton des Enfers...
Sa contemplation fut soudain interrompue par un léger bruissement ; des pas dans l'herbe, qui se rapprochaient au fur et à mesure. Il serra ses paupières comme s'il cherchait à se soustraire à quelque corvée, ce qui n'empêcha pas le mystérieux indiscret de s'arrêter à ses côtés. Penché sur son visage du haut de sa taille imposante, ce dernier ne se gêna aucunement pour lui adresser la parole.
« Toutes mes félicitations pour ta nomination au Concile des Quatorze, mon cher Hadès... ou bien dois-je t'appeler Emet-Selch dorénavant ? »
Pour toute réponse, le visiteur eut droit à un pesant silence. Un sourire se dessina pourtant sur ses lèvres, alors qu'il continuait de fixer le masque rutilant de l'homme allongé. Au bout de quelques secondes, celui-ci se leva d'un mouvement las. Il enfouit soigneusement ses cheveux blancs dans sa capuche, la réajusta et répondit enfin d'un ton maussade :
« Des félicitations pour quoi ? Il y avait un siège libre, je l'ai pris, point. D'ailleurs, tu serais à ma place si tu n'avais pas refusé le poste, Hythlodaeus.
– Mais non, mais non, c'est un rôle taillé pour toi. Il faut quelqu'un qui sache mettre à profit ses facultés de façon intelligente. Moi, à part me pâmer devant la beauté des Enfers...
– Et c'est le directeur du bureau des créations qui dit ça... On devrait débattre de ta légitimité au forum des Éloquents, tiens ! »
Malgré un regard accusateur de circonstance, la petite pique d'Emet-Selch ne décontenança en rien son destinataire, qui affichait toujours un sourire jovial.
Hythlodaeus, le directeur du bureau des créations, portait une coule noire et un masque blanc des plus banals. Sous cet habit quelconque se cachait pourtant un individu capable, à l'instar de son interlocuteur, de percevoir les Enfers. Sur le plan de l'acuité pure, c'était même lui qui l'emportait de peu. À tout instant, ses yeux s'employaient à mettre à nu l'essence des choses, la vérité derrière les apparences. De ce fait, sa légitimité à la tête de l'immense banque d'idées qu'est le bureau des créations lui était largement acquise... ce qui n'en empêchait pas certains de pointer du doigt son incurable désinvolture.
« Qu'est-ce qu'il y a ? », s'agaça Emet-Selch.
Comme s'il attendait que son camarade lui tende la perche, Hythlodaeus sourit de plus belle, et l'homme au masque rouge regretta de ne pas avoir tourné plus longtemps sa langue dans sa bouche. Hélas, le mal était fait.
« Tu lui as dit pour ton nouveau poste ?
– Hein ? Pourquoi je m'embêterais à le faire ? Quelqu'un s'en sera chargé à ma place. Les nouvelles vont vite, surtout en ce qui concerne le Concile des Quatorze.
– Certes, mon cher Emet-Selch dernier du nom... Je dis simplement que si tu as perdu sa trace, je peux t'aider à la retrouver...
– Merci, mais sans façon. Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu ferais mieux de finir ton travail en vitesse ! », rétorqua finalement Emet-Selch d'un ton sévère.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, le sourire d'Hythlodaeus s'estompa. Il pencha la tête, l'air interrogateur.
(« Comment tu sais que je suis en train de tirer au flanc ? »)
Emet-Selch pouvait presque entendre la question qui lui était implicitement posée, mais il resta coi, refusant de tendre une nouvelle perche à son volubile ami... jusqu'à ce que le regard insistant de ce dernier ne lui devienne insoutenable. En soupirant, il concéda finalement quelques explications :
« Un chercheur de l'institut Lahabrea est venu te rendre visite aujourd'hui, je me trompe ? En général, c'est pour avoir ton expertise sur une création d'envergure... Aucune chance que tu aies fini à cette heure-ci. J'en déduis aussi que tu n'es pas venu me voir pour tailler le bout de gras, mais plutôt pour me demander un conseil, une faveur ou n'importe quoi qui puisse me casser les pieds... »
Hythlodaeus resta un instant silencieux, comme s'il prenait le temps de digérer ces paroles. Puis il pouffa de rire :
« Allons, allons... Mon bon ami vient de décrocher un poste prestigieux et je l'aperçois en train de rêvasser tout seul dans un parc, alors je viens lui présenter mes compliments, rien de plus. Enfin, c'est vrai que toi, tu ne fais jamais rien qui n'ait d'intérêt concret à tes yeux, alors bon. Pragmatique un jour... »
Cette dernière remarque provoqua un certain embarras chez Emet-Selch, dont les yeux se mirent à lancer des éclairs en direction de son camarade. Il préféra toutefois tourner les talons, estimant que cette conversation sans queue ni tête n'avait que trop duré. Pris de panique, Hythlodaeus s'empressa de le retenir.
« M-mais si tu veux des problèmes à résoudre, j'en ai ! Allez, suis-moi... Ce sera le baptême du feu du grand Emet-Selch ! »
Au coin d'un parc, un homme était allongé dans l'herbe de tout son long. Sa coule noire ne le distinguait en rien des autres Amaurotains. En revanche, son visage était en partie dissimulé sous un masque rouge de forme singulière, tandis que des mèches argentées pendaient çà et là de sa capuche à moitié ôtée.
À travers le masque, son regard se perdait au loin dans le ciel dégagé. On aurait pu croire qu'il observait les étoiles, mais il n'en était rien. Le paysage qu'il contemplait était en effet sensiblement différent de celui que voient les hommes ordinaires.
L'éther contenu en toutes choses brillait de reflets irisés, irradiant aussi bien la terre que le ciel jusqu'aux étoiles les plus lointaines. Des âmes parvenues au bout de leur destinée flottaient au gré du vent, avant de basculer en un battement de cils de l'autre côté, dans les Enfers. La vie était partout, tantôt proche, tantôt perdue dans l'infini. L'homme pouvait en percevoir les mouvements, pourvu qu'il y prêtât suffisamment attention. Si la faculté de voir au-delà de la matérialité des choses était relativement répandue, très peu pouvaient se targuer d'une telle acuité. Son don était si puissant qu'il lui permettait même de différencier les âmes, ces noyaux d'énergie vitale, en fonction de leur couleur. C'était presque à se demander si cet homme n'était pas lui-même un rejeton des Enfers...
Sa contemplation fut soudain interrompue par un léger bruissement ; des pas dans l'herbe, qui se rapprochaient au fur et à mesure. Il serra ses paupières comme s'il cherchait à se soustraire à quelque corvée, ce qui n'empêcha pas le mystérieux indiscret de s'arrêter à ses côtés. Penché sur son visage du haut de sa taille imposante, ce dernier ne se gêna aucunement pour lui adresser la parole.
« Toutes mes félicitations pour ta nomination au Concile des Quatorze, mon cher Hadès... ou bien dois-je t'appeler Emet-Selch dorénavant ? »
Pour toute réponse, le visiteur eut droit à un pesant silence. Un sourire se dessina pourtant sur ses lèvres, alors qu'il continuait de fixer le masque rutilant de l'homme allongé. Au bout de quelques secondes, celui-ci se leva d'un mouvement las. Il enfouit soigneusement ses cheveux blancs dans sa capuche, la réajusta et répondit enfin d'un ton maussade :
« Des félicitations pour quoi ? Il y avait un siège libre, je l'ai pris, point. D'ailleurs, tu serais à ma place si tu n'avais pas refusé le poste, Hythlodaeus.
– Mais non, mais non, c'est un rôle taillé pour toi. Il faut quelqu'un qui sache mettre à profit ses facultés de façon intelligente. Moi, à part me pâmer devant la beauté des Enfers...
– Et c'est le directeur du bureau des créations qui dit ça... On devrait débattre de ta légitimité au forum des Éloquents, tiens ! »
Malgré un regard accusateur de circonstance, la petite pique d'Emet-Selch ne décontenança en rien son destinataire, qui affichait toujours un sourire jovial.
Hythlodaeus, le directeur du bureau des créations, portait une coule noire et un masque blanc des plus banals. Sous cet habit quelconque se cachait pourtant un individu capable, à l'instar de son interlocuteur, de percevoir les Enfers. Sur le plan de l'acuité pure, c'était même lui qui l'emportait de peu. À tout instant, ses yeux s'employaient à mettre à nu l'essence des choses, la vérité derrière les apparences. De ce fait, sa légitimité à la tête de l'immense banque d'idées qu'est le bureau des créations lui était largement acquise... ce qui n'en empêchait pas certains de pointer du doigt son incurable désinvolture.
« Qu'est-ce qu'il y a ? », s'agaça Emet-Selch.
Comme s'il attendait que son camarade lui tende la perche, Hythlodaeus sourit de plus belle, et l'homme au masque rouge regretta de ne pas avoir tourné plus longtemps sa langue dans sa bouche. Hélas, le mal était fait.
« Tu lui as dit pour ton nouveau poste ?
– Hein ? Pourquoi je m'embêterais à le faire ? Quelqu'un s'en sera chargé à ma place. Les nouvelles vont vite, surtout en ce qui concerne le Concile des Quatorze.
– Certes, mon cher Emet-Selch dernier du nom... Je dis simplement que si tu as perdu sa trace, je peux t'aider à la retrouver...
– Merci, mais sans façon. Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu ferais mieux de finir ton travail en vitesse ! », rétorqua finalement Emet-Selch d'un ton sévère.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, le sourire d'Hythlodaeus s'estompa. Il pencha la tête, l'air interrogateur.
(« Comment tu sais que je suis en train de tirer au flanc ? »)
Emet-Selch pouvait presque entendre la question qui lui était implicitement posée, mais il resta coi, refusant de tendre une nouvelle perche à son volubile ami... jusqu'à ce que le regard insistant de ce dernier ne lui devienne insoutenable. En soupirant, il concéda finalement quelques explications :
« Un chercheur de l'institut Lahabrea est venu te rendre visite aujourd'hui, je me trompe ? En général, c'est pour avoir ton expertise sur une création d'envergure... Aucune chance que tu aies fini à cette heure-ci. J'en déduis aussi que tu n'es pas venu me voir pour tailler le bout de gras, mais plutôt pour me demander un conseil, une faveur ou n'importe quoi qui puisse me casser les pieds... »
Hythlodaeus resta un instant silencieux, comme s'il prenait le temps de digérer ces paroles. Puis il pouffa de rire :
« Allons, allons... Mon bon ami vient de décrocher un poste prestigieux et je l'aperçois en train de rêvasser tout seul dans un parc, alors je viens lui présenter mes compliments, rien de plus. Enfin, c'est vrai que toi, tu ne fais jamais rien qui n'ait d'intérêt concret à tes yeux, alors bon. Pragmatique un jour... »
Cette dernière remarque provoqua un certain embarras chez Emet-Selch, dont les yeux se mirent à lancer des éclairs en direction de son camarade. Il préféra toutefois tourner les talons, estimant que cette conversation sans queue ni tête n'avait que trop duré. Pris de panique, Hythlodaeus s'empressa de le retenir.
« M-mais si tu veux des problèmes à résoudre, j'en ai ! Allez, suis-moi... Ce sera le baptême du feu du grand Emet-Selch ! »

« Un oiseau immortel ? »
- Bureau des créations, étage de recherche -
Tandis qu'ils s'engouffraient dans un couloir interdit d'accès en temps normal, Emet-Selch sollicita la confirmation d'Hythlodaeus, qui sans ralentir acquiesça d'un signe de tête.
« Il ne s'agit pas d'un être vivant à proprement parler, plutôt d'un amas d'énergie magique ayant la forme d'un oiseau. Toujours est-il qu'il est doté de pouvoirs curatifs hors du commun, tout aussi efficaces sur les autres que sur lui-même. Nos amis de l'institut y ont mis du leur, ça se voit. C'est un vrai petit chef-d'œuvre sur tous les plans.
– Tu m'en diras tant... Et donc, qu'est-ce qui cloche chez lui ?
– Eh bien, je me répète, mais l'oiseau immortel n'est pas un banal animal. C'est un être cent pour cent éthéré, et il s'avère que... Enfin, tu verras par toi-même. »
Ce disant, Hythlodaeus poussa l'imposante porte au bout du couloir. À peine fut-elle ouverte qu'un hurlement strident s'échappa de l'entrebâillement et vint agresser les tympans d'Emet-Selch, qui grimaça de douleur sous son masque. Toutefois, cette désagréable entrée en matière ne le découragea pas, et il franchit la porte d'un pas résolu.
Une fois dans la pièce, son regard fut aussitôt attiré par l'oiseau en question – non pas par ses ailes majestueuses, mais par son autre versant. Là, au milieu de ce qui était censé n'être qu'une nappe d'éther uniforme, brillait un éclat inattendu.
« Il a... une âme ? »
La magie créatrice des hommes était capable de matérialiser toutes sortes de choses... Tout, sauf des âmes. En revanche, celles-ci pouvaient se former spontanément chez les créatures nouvellement créées, pour peu que ces dernières répondent aux critères du monde physique ; autrement dit, que leur anatomie ne comporte aucune aberration. D'aucuns considéraient la fabrique des âmes comme l'apanage du ciel, un arcane que les hommes ne pourraient en aucun cas s'approprier.
Les yeux rivés sur la créature ailée, Hythlodaeus s'expliqua :
« Il y a eu comme qui dirait un accident... Pendant que j'éprouvais la viabilité de l'oiseau immortel, une âme égarée s'y est introduite ; probablement l'une de celles retenues de ce côté par quelque profond regret. Regarde-la se débattre... »
Emet-Selch observa attentivement le volatile, qui n'en finissait plus de pousser des hurlements plaintifs. Il le voyait buter contre les murs de la pièce, déchirant violemment ses ailes à chaque collision, projetant son énergie éthérée de toutes parts sous forme de gerbes de flammes. Presque aussitôt, son pouvoir curatif se déclenchait et le régénérait, de sorte qu'il put poursuivre sa danse macabre sans jamais s'affaiblir.
« Ce n'est pas beau à voir, en effet. Sa peur de mourir a pris le pas sur sa raison. Il s'accroche à la vie, mais c'est peine perdue. La confusion, l'affolement, l'affliction... la douleur qu'il ressent, qu'il s'inflige... c'est tout ce qui lui reste.
– Tu arrives à voir tout ça ? Moi, ça me dépasse.
– Non, bien sûr que non, ce ne sont que des conjectures... mais peu importe. Qu'est-ce que tu comptes faire à présent ? Tu ne vas tout de même pas laisser le dernier bébé de l'institut Lahabrea dans cet état ? »
Hythlodaeus se tourna vers son ami. En découvrant son petit sourire au coin des lèvres, Emet-Selch comprit qu'il eut là encore mieux fait de se taire. Hélas, le mal était (re)fait.
« Eh bien ma foi, il faudrait le renvoyer dans les Enfers... ce qui serait un jeu d'enfant s'il ne se régénérait pas à l'infini. Des sorts ordinaires n'en viendront pas à bout, et loin de moi l'idée de le faire souffrir inutilement... En fait, je comptais demander à un puissant mage de me prêter main-forte demain... mais ce serait encore mieux si tu pouvais t'y coller tout de suite !
– ... »
De guerre lasse, Emet-Selch se contenta de soupirer longuement. À l'évidence, ses regards réprobateurs étaient impuissants face au sourire aussi désarmant qu'imperturbable de son ami. À quoi bon chicaner ? Il préféra encore s'exécuter, à charge de revanche.
Alors qu'il concentrait son énergie, les contours de sa silhouette s'estompèrent tout à coup. Telle l'ombre du soir qui recouvre peu à peu la ville, ils se mirent à changer de forme.
« Ah, je ne me lasse pas de ce spectacle ! »
Sous les yeux ébahis d'Hythlodaeus, un torrent d'énergie surgit des Enfers et se déversa en Emet-Selch. On aurait presque pu y voir les bras d'une mère enveloppant son enfant. Nombreux étaient les adeptes de la magie, mais ceux capables de contrôler une puissance aussi phénoménale devaient se compter sur les doigts de la main, y compris au sein du Concile des Quatorze.
Le directeur du bureau des créations admira son camarade qui venait d'achever sa métamorphose et concéda, émerveillé :
« Qu'on se le dise, il n'y a pas meilleur Emet-Selch que toi, Hadès. Je te réitère mes compliments. »
L'intéressé poussa un bref soupir en esquissant une moue dédaigneuse... Ou bien était-ce un léger rictus ? Toujours est-il qu'il se tourna vers l'oiseau immortel et...
- Bureau des créations, étage de recherche -
Tandis qu'ils s'engouffraient dans un couloir interdit d'accès en temps normal, Emet-Selch sollicita la confirmation d'Hythlodaeus, qui sans ralentir acquiesça d'un signe de tête.
« Il ne s'agit pas d'un être vivant à proprement parler, plutôt d'un amas d'énergie magique ayant la forme d'un oiseau. Toujours est-il qu'il est doté de pouvoirs curatifs hors du commun, tout aussi efficaces sur les autres que sur lui-même. Nos amis de l'institut y ont mis du leur, ça se voit. C'est un vrai petit chef-d'œuvre sur tous les plans.
– Tu m'en diras tant... Et donc, qu'est-ce qui cloche chez lui ?
– Eh bien, je me répète, mais l'oiseau immortel n'est pas un banal animal. C'est un être cent pour cent éthéré, et il s'avère que... Enfin, tu verras par toi-même. »
Ce disant, Hythlodaeus poussa l'imposante porte au bout du couloir. À peine fut-elle ouverte qu'un hurlement strident s'échappa de l'entrebâillement et vint agresser les tympans d'Emet-Selch, qui grimaça de douleur sous son masque. Toutefois, cette désagréable entrée en matière ne le découragea pas, et il franchit la porte d'un pas résolu.
Une fois dans la pièce, son regard fut aussitôt attiré par l'oiseau en question – non pas par ses ailes majestueuses, mais par son autre versant. Là, au milieu de ce qui était censé n'être qu'une nappe d'éther uniforme, brillait un éclat inattendu.
« Il a... une âme ? »
La magie créatrice des hommes était capable de matérialiser toutes sortes de choses... Tout, sauf des âmes. En revanche, celles-ci pouvaient se former spontanément chez les créatures nouvellement créées, pour peu que ces dernières répondent aux critères du monde physique ; autrement dit, que leur anatomie ne comporte aucune aberration. D'aucuns considéraient la fabrique des âmes comme l'apanage du ciel, un arcane que les hommes ne pourraient en aucun cas s'approprier.
Les yeux rivés sur la créature ailée, Hythlodaeus s'expliqua :
« Il y a eu comme qui dirait un accident... Pendant que j'éprouvais la viabilité de l'oiseau immortel, une âme égarée s'y est introduite ; probablement l'une de celles retenues de ce côté par quelque profond regret. Regarde-la se débattre... »
Emet-Selch observa attentivement le volatile, qui n'en finissait plus de pousser des hurlements plaintifs. Il le voyait buter contre les murs de la pièce, déchirant violemment ses ailes à chaque collision, projetant son énergie éthérée de toutes parts sous forme de gerbes de flammes. Presque aussitôt, son pouvoir curatif se déclenchait et le régénérait, de sorte qu'il put poursuivre sa danse macabre sans jamais s'affaiblir.
« Ce n'est pas beau à voir, en effet. Sa peur de mourir a pris le pas sur sa raison. Il s'accroche à la vie, mais c'est peine perdue. La confusion, l'affolement, l'affliction... la douleur qu'il ressent, qu'il s'inflige... c'est tout ce qui lui reste.
– Tu arrives à voir tout ça ? Moi, ça me dépasse.
– Non, bien sûr que non, ce ne sont que des conjectures... mais peu importe. Qu'est-ce que tu comptes faire à présent ? Tu ne vas tout de même pas laisser le dernier bébé de l'institut Lahabrea dans cet état ? »
Hythlodaeus se tourna vers son ami. En découvrant son petit sourire au coin des lèvres, Emet-Selch comprit qu'il eut là encore mieux fait de se taire. Hélas, le mal était (re)fait.
« Eh bien ma foi, il faudrait le renvoyer dans les Enfers... ce qui serait un jeu d'enfant s'il ne se régénérait pas à l'infini. Des sorts ordinaires n'en viendront pas à bout, et loin de moi l'idée de le faire souffrir inutilement... En fait, je comptais demander à un puissant mage de me prêter main-forte demain... mais ce serait encore mieux si tu pouvais t'y coller tout de suite !
– ... »
De guerre lasse, Emet-Selch se contenta de soupirer longuement. À l'évidence, ses regards réprobateurs étaient impuissants face au sourire aussi désarmant qu'imperturbable de son ami. À quoi bon chicaner ? Il préféra encore s'exécuter, à charge de revanche.
Alors qu'il concentrait son énergie, les contours de sa silhouette s'estompèrent tout à coup. Telle l'ombre du soir qui recouvre peu à peu la ville, ils se mirent à changer de forme.
« Ah, je ne me lasse pas de ce spectacle ! »
Sous les yeux ébahis d'Hythlodaeus, un torrent d'énergie surgit des Enfers et se déversa en Emet-Selch. On aurait presque pu y voir les bras d'une mère enveloppant son enfant. Nombreux étaient les adeptes de la magie, mais ceux capables de contrôler une puissance aussi phénoménale devaient se compter sur les doigts de la main, y compris au sein du Concile des Quatorze.
Le directeur du bureau des créations admira son camarade qui venait d'achever sa métamorphose et concéda, émerveillé :
« Qu'on se le dise, il n'y a pas meilleur Emet-Selch que toi, Hadès. Je te réitère mes compliments. »
L'intéressé poussa un bref soupir en esquissant une moue dédaigneuse... Ou bien était-ce un léger rictus ? Toujours est-il qu'il se tourna vers l'oiseau immortel et...
« Votre Excellence ? »
Une voix teintée d'irritation ramena Emet-Selch à la réalité. Il rouvrit peu à peu les yeux, et son regard encore embrumé alla spontanément se perdre dans les méandres de l'éther – un éther dénué de son éclat d'antan, aussi falot qu'une peinture délavée, ondoyant mollement deçà delà.
Il fronça les sourcils, comme pris de dégoût, puis rassembla ses esprits. À en juger par la situation, il s'était vraisemblablement assoupi sur sa chaise...
La voix résonna de nouveau à quelques yalms de lui :
« Votre Excellence, c'est bientôt l'heure de l'audience. »
Tournant enfin son regard dans cette direction, il vit un jeune homme aux longs cheveux blonds soigneusement attachés qui le fixait, l'air interdit. La profonde ride qui parcourait son front d'un sourcil à l'autre le vieillissait largement, alors qu'il n'avait en réalité même pas la vingtaine. Emet-Selch connaissait bien ce jeune homme : il s'agissait de son petit-fils, Varis... ou plus précisément, de celui de Solus zos Galvus, l'empereur qu'il avait choisi d'incarner.
Il se rappela que ledit petit-fils était venu au rapport quelques jours plus tôt pour l'informer du succès de sa dernière mission de maintien de l'ordre – un non-événement qui ne justifiait en rien une entrevue avec l'Empereur, et encore moins qu'on le dérange dans ses quartiers... Le jeune lionceau désirait-il à ce point mettre en avant ses prouesses guerrières ? Ou était-il poussé en coulisses à l'excès de zèle ? Cette question et d'autres agitèrent un instant l'esprit d'Emet-Selch. Un instant seulement, car tout compte fait, les incongruités d'un cerveau humain abâtardi ne valaient pas la peine d'être disséquées.
L'Empereur se leva de sa chaise et se dirigea vers l'entrée de la pièce. Alors qu'il croisait Varis, celui-ci murmura dans son dos :
« Qu'est-ce qui vous déplaît tant chez moi ? »
À cette question, Solus s'arrêta net et se tourna vers son petit-fils, dont l'expression trahissait, une fois n'est pas coutume, un sentiment bien connu des adolescents de son âge : la frustration. L'attitude froide et distante de son grand-père lui avait manifestement laissé, toutes proportions gardées, du bleu à l'âme.
Il réfléchit quelques secondes. Puis, comme s'il venait d'avoir une révélation, il murmura :
« Ta carrure...
– Hein ? »
Varis eut beau écarquiller les yeux, son grand-père n'avait aucunement l'intention de s'appesantir sur le sujet. L'Empereur reprit ainsi sa marche sans plus se retourner et quitta la pièce.
Un rictus quelque peu contrit se dessina sur son visage alors qu'il traversait la galerie menant à la salle d'audience. Si la grande lignée garlemaldaise comptait autant de gabarits différents que de familles distinctes, ceux de Solus et de son épouse étaient tout sauf imposants, et rien n'aurait pu prédire qu'ils mettraient au monde un fils aîné exceptionnellement râblé. Le physique de colosse de celui qui donnerait plus tard naissance à Varis avait de quoi impressionner ses pairs, et l'entourage de la famille impériale ne se gênait pas pour en faire grand cas. À vrai dire, l'empereur Solus était bien le seul à maudire intérieurement cet étrange caprice de la nature.
Malgré tout, ce fils restait un être inachevé, une âme ignorante et chétive qui n'aurait en aucun cas pu remplacer ses camarades d'antan. Un rebut du genre humain, tristement condamné à se fourvoyer tout au long de sa courte existence. Au moment de caresser la joue de son nouveau-né, Solus savait déjà parfaitement ce qui l'attendait. Mais alors, qu'avait-il donc bien pu espérer en son for intérieur pour aboutir à ce résultat ?
Comble de l'ironie, ce fils aîné censé exaucer ses désirs inavoués s'en était depuis retourné aux Enfers des suites d'une vulgaire maladie. Non seulement cela, mais l'héritier de son sang et de sa monstrueuse carrure voulait à présent interdire à son Empereur un bête moment d'évasion. Ah vraiment, que de vexations...
Au bout de quelques pas, Solus arriva enfin devant la porte de la salle d'audience. Avant d'y pénétrer, il ferma les yeux un instant, comme pour échapper aux innombrables corvées qui l'attendaient.
Une voix teintée d'irritation ramena Emet-Selch à la réalité. Il rouvrit peu à peu les yeux, et son regard encore embrumé alla spontanément se perdre dans les méandres de l'éther – un éther dénué de son éclat d'antan, aussi falot qu'une peinture délavée, ondoyant mollement deçà delà.
Il fronça les sourcils, comme pris de dégoût, puis rassembla ses esprits. À en juger par la situation, il s'était vraisemblablement assoupi sur sa chaise...
La voix résonna de nouveau à quelques yalms de lui :
« Votre Excellence, c'est bientôt l'heure de l'audience. »
Tournant enfin son regard dans cette direction, il vit un jeune homme aux longs cheveux blonds soigneusement attachés qui le fixait, l'air interdit. La profonde ride qui parcourait son front d'un sourcil à l'autre le vieillissait largement, alors qu'il n'avait en réalité même pas la vingtaine. Emet-Selch connaissait bien ce jeune homme : il s'agissait de son petit-fils, Varis... ou plus précisément, de celui de Solus zos Galvus, l'empereur qu'il avait choisi d'incarner.
Il se rappela que ledit petit-fils était venu au rapport quelques jours plus tôt pour l'informer du succès de sa dernière mission de maintien de l'ordre – un non-événement qui ne justifiait en rien une entrevue avec l'Empereur, et encore moins qu'on le dérange dans ses quartiers... Le jeune lionceau désirait-il à ce point mettre en avant ses prouesses guerrières ? Ou était-il poussé en coulisses à l'excès de zèle ? Cette question et d'autres agitèrent un instant l'esprit d'Emet-Selch. Un instant seulement, car tout compte fait, les incongruités d'un cerveau humain abâtardi ne valaient pas la peine d'être disséquées.
L'Empereur se leva de sa chaise et se dirigea vers l'entrée de la pièce. Alors qu'il croisait Varis, celui-ci murmura dans son dos :
« Qu'est-ce qui vous déplaît tant chez moi ? »
À cette question, Solus s'arrêta net et se tourna vers son petit-fils, dont l'expression trahissait, une fois n'est pas coutume, un sentiment bien connu des adolescents de son âge : la frustration. L'attitude froide et distante de son grand-père lui avait manifestement laissé, toutes proportions gardées, du bleu à l'âme.
Il réfléchit quelques secondes. Puis, comme s'il venait d'avoir une révélation, il murmura :
« Ta carrure...
– Hein ? »
Varis eut beau écarquiller les yeux, son grand-père n'avait aucunement l'intention de s'appesantir sur le sujet. L'Empereur reprit ainsi sa marche sans plus se retourner et quitta la pièce.
Un rictus quelque peu contrit se dessina sur son visage alors qu'il traversait la galerie menant à la salle d'audience. Si la grande lignée garlemaldaise comptait autant de gabarits différents que de familles distinctes, ceux de Solus et de son épouse étaient tout sauf imposants, et rien n'aurait pu prédire qu'ils mettraient au monde un fils aîné exceptionnellement râblé. Le physique de colosse de celui qui donnerait plus tard naissance à Varis avait de quoi impressionner ses pairs, et l'entourage de la famille impériale ne se gênait pas pour en faire grand cas. À vrai dire, l'empereur Solus était bien le seul à maudire intérieurement cet étrange caprice de la nature.
Malgré tout, ce fils restait un être inachevé, une âme ignorante et chétive qui n'aurait en aucun cas pu remplacer ses camarades d'antan. Un rebut du genre humain, tristement condamné à se fourvoyer tout au long de sa courte existence. Au moment de caresser la joue de son nouveau-né, Solus savait déjà parfaitement ce qui l'attendait. Mais alors, qu'avait-il donc bien pu espérer en son for intérieur pour aboutir à ce résultat ?
Comble de l'ironie, ce fils aîné censé exaucer ses désirs inavoués s'en était depuis retourné aux Enfers des suites d'une vulgaire maladie. Non seulement cela, mais l'héritier de son sang et de sa monstrueuse carrure voulait à présent interdire à son Empereur un bête moment d'évasion. Ah vraiment, que de vexations...
Au bout de quelques pas, Solus arriva enfin devant la porte de la salle d'audience. Avant d'y pénétrer, il ferma les yeux un instant, comme pour échapper aux innombrables corvées qui l'attendaient.
