Sous un magnifique ciel bleu vierge de tout nuage, Sphene priait en mémoire des disparus. Elle se trouvait au dernier niveau de la Gardienne de l'Éternité, là même où Zoraal Ja, souverain de la Force du royaume de Néo-Alexandrie, avait rendu son dernier souffle. Calyx, qui projetait de transformer les humains en Éternels, avait lui aussi été vaincu, et le gouvernement avait mis en place un programme de restitution mémorielle afin de libérer les souvenirs des morts verrouillés dans les régulateurs. Comme certains qui avaient ainsi récupéré la mémoire de leurs proches disparus en émirent le souhait, des funérailles étaient organisées là, au sommet de l'immense tour. Même s'il ne s'agissait que de cérémonies sommaires, durant lesquelles les familles déposaient des fleurs et présentaient leurs hommages au défunt, Sphene mettait un point d'honneur à y participer lorsque sa présence était désirée.

À cause du dôme qui l'enveloppait, le royaume de Néo-Alexandrie ne voyait jamais directement le soleil, même à la cime de la Gardienne de l'Éternité, qui perçait pourtant les nuages. Cependant, grâce aux microparticules flottant dans l'atmosphère qui permettaient à la lumière de l'astre de traverser la barrière magique, la cité pouvait profiter d'une voûte d'azur s'étendant à perte de vue. Les funérailles du jour s'étaient déroulées normalement, et les participants étaient retournés les uns après les autres à leur quotidien habituel, dans un sentiment mêlé de tristesse et de soulagement d'avoir retrouvé les précieux souvenirs partagés avec un être cher. Alors que le ciel commençait à se parer de pourpre à l'approche de la nuit, il ne restait plus aux côtés de la douce souveraine que les participants à la dernière cérémonie, dont la veuve qui menait le cortège. On avait placé quelques effets personnels de son mari, un Tonawawta originaire du Xak Tural, au milieu d'une table sur laquelle les invités avaient déposé de délicates fleurs blanches et divers objets symboliques du temps jadis passé ensemble. Au moment où elle s'apprêtait à présenter ses condoléances à l'épouse qui commençait à ranger, Sphene aperçut un tome à la couverture de cuir marquée par les années.
« Ce livre... C'est un roman d'aventures que mon mari avait acheté à un marchand de Tuliyollal, avant l'apparition du dôme. Notre fille l'a toujours adoré, et il lui lisait souvent lorsqu'elle était petite. D'ailleurs, elle l'a couvert de gribouillis. »
Alors que la mère tournait doucement les pages en se confiant, l'apparition d'une illustration montrant d'adorables petits rroneeks virevoltants provoqua un rire chez Sphene.
« Hi hi hi, quelle imagination ! Moi aussi, j'adorais dessiner sur mon grimoire de magie lorsque j'étais enfant. »
L'ouvrage que les parents de la jeune Sphene lui avaient offert, avec le souhait qu'elle protège un jour ce qui lui est cher, était effectivement garni de croquis d'animaux et autres monstres fantastiques. Le jour où Otis, le capitaine de la garde royale d'Alexandrie, découvrit l'existence de cette ménagerie, il affirma avec le plus grand sérieux qu'il s'agissait « du chef-d'œuvre du siècle », un compliment aussi gênant que marquant pour l'infante. Lors du même épisode, Zelenia, vice-capitaine de la garde, félicita Sphene pour son « habile coup de crayon » avec un chaleureux sourire, tout le contraire de la mine sévère qu'elle arborait habituellement pendant son service.
« Lorsque je serai plus habile avec mes sorts de magie, je pourrai me battre à vos côtés ?
– Bien sûr ! Je ne doute pas une seconde que vous atteindrez bientôt le niveau nécessaire.
– Avez-vous perdu la raison, Zelenia !? Il est hors de question d'exposer Sa Majesté au moindre danger !
– On en reparlera quand vous serez capable de prendre le dessus sur moi, mon cher Otis.
– Grmbl...
– Hi hi hi ! Quand je serai prête, nous protégerons le royaume tous ensemble ! »
C'est ainsi, lors d'un soir lointain, qu'ils se promirent de préserver la paix de leur Alexandrie bien-aimée, sous les étoiles brillant fièrement dans le ciel du ponant.
Comme pour se détourner l'esprit des souvenirs qui allaient continuer à affluer, Sphene observa les alentours à la recherche de la fille du défunt. D'après sa mère, elle avait immédiatement rechigné à l'idée de participer aux funérailles, et sans surprise, elle ne s'était pas montrée. Cette attitude était due à la conception de l'existence qui prévalait au sein de la famille, selon laquelle l'âme quittait l'enveloppe corporelle après la mort avant de s'élever vers le ciel, pour devenir une étoile éclairant le chemin emprunté par les vivants.
« Je suppose que ma fille s'est rappelé cet enseignement lorsque nous avons récupéré les souvenirs de son père. Petite, elle avait été marquée par la légende des étoiles racontée dans son livre favori... »
Sphene leva les yeux vers le ciel, désespérément vierge de toute source lumineuse. Car contrairement aux rayons du soleil, la lueur des étoiles était complètement bloquée par la barrière magique. Wezikwe, la fille du défunt, avait donc une idée bien arrêtée de la mort et de l'au-delà. Sphene, qui avait sensiblement le même âge, si l'on omet ses quatre cents ans de sommeil, ne pouvait s'imaginer réfuter ou même ignorer les croyances de ses sujets venus d'autres contrées, même si elles différaient de celles des Alexandrins de naissance. Un peu à la manière de cet aventurier qui lui avait tendu la main après son réveil, et protégé avec bravoure un souvenir qui lui était cher.
« Me permettriez-vous d'échanger quelques mots avec Wezikwe ? »
Une fois descendue de l'ascenseur menant à Solution Neuf, Sphene commença à rechercher la jeune fille, d'après les indications reçues par sa mère, aussi confuse qu'honorée par la requête de sa souveraine. À cette heure de la soirée, elle était sûrement encore en train d'aider à l'Auréole de Yyupye. Sphene se dirigea donc vers Sentinelle Neuf pour demander à Leander, le tenancier d'une échoppe au centre d'informations, s'il n'avait pas aperçu Wezikwe. Elle se souvenait avoir été surprise, la dernière fois qu'elle s'était adressée à lui, de la grande attention avec laquelle il observait chacun des passants dans son allée.
« Oui, j'ai vu cette petite, un peu plus tôt. Elle marchait en direction de la ferme, comme toujours, mais son visage m'a paru plus fermé qu'à l'accoutumée. »
Leander saisit alors deux biscuits « Angélique » sur son étal, sans doute pour que Sphene les partage avec Wezikwe afin de lui donner du baume au cœur. Lorsque la jeune reine essaya de le payer, le marchand refusa, prétextant avec un sourire bienveillant : « si l'on apprend que la souveraine de la Raison apprécie ces biscuits, ils se vendront comme des petits pains ». Sphene le remercia solennellement, avant de se hâter vers l'extérieur de la Gardienne de l'Éternité. Une fois à L'Hoirie recouvrée, elle prit la route de l'Auréole de Yyupye, en passant par les Faubourgs. Elle y croisa Mahuwsa, la première personne dont elle avait fait la connaissance dans le hameau, et lui exposa la situation.
« Oui, Votre Majesté, j'ai entendu que Wezikwe avait repris possession des souvenirs de son père. C'est une bonne petite, qui est venue à multiples reprises s'occuper des rroneeks avec moi. Elle tient beaucoup de son père, et je comprends parfaitement qu'elle ait besoin de temps pour digérer ce qui lui arrive. »
Sur ces paroles, Mahuwsa pointa du doigt un recoin derrière une étable, où l'on pouvait apercevoir une jeune Tonawawta recroquevillée. Peut-être avait-elle senti un regard sur elle, car Wezikwe releva lentement la tête. Lorsqu'elle aperçut Sphene qui se tenait devant elle, ses yeux rougis par les larmes s'illuminèrent subitement.
« ... V-Votre Majesté !?
– Tu es Wezikwe, n'est-ce pas ? Pardonne-moi, je ne voulais pas t'effrayer. Ta maman m'a parlé de toi, et j'aimerais que nous discutions. »
La souveraine accompagna la jeune fille hors du hameau, l'invita à s'asseoir à ses côtés, puis lui offrit un des biscuits. Elle prit alors un moment pour choisir ses mots, et commença à se confier. Même si tout les opposait, condition comme origines, Sphene désirait simplement venir en aide à Wezikwe. Cette dernière, bien que sur ses gardes au premier abord, finit par ouvrir son cœur peu à peu.
« C'est parce que je me suis souvenue de cette promesse qu'on s'était faite, papa et moi... Il m'avait expliqué qu'au-delà des nuages sombres, de nombreuses étoiles brillaient, et qu'il s'agissait de nos ancêtres, qui poursuivaient leur route à travers les cieux après avoir rempli leur rôle dans ce monde. Il m'avait assuré qu'ils continuaient à veiller sur nous, où que nous soyons, et que nous irions voir les étoiles ensemble, un jour, pour les remercier de nous donner du courage. »
Malheureusement, le père de Wezikwe avait succombé à la maladie avant qu'ils ne puissent s'aventurer hors du dôme. Après avoir recouvré le souvenir de cette promesse qui ne se réaliserait jamais, la jeune fille eut grand-peine à mettre de l'ordre dans ses émotions et décida finalement de ne pas se rendre aux funérailles. Elle aurait voulu se confier à sa mère, mais cette dernière étant submergée par le chagrin, Wezikwe préféra se rendre au chevet des rroneeks dont son père s'occupait habituellement.
« Tout ça pour ça... On aurait mieux fait de ne jamais rien se promettre. »
Bien sûr, pour une famille, récupérer la mémoire d'un défunt ne valait pas de réelles retrouvailles. Sphene ne pouvait s'empêcher d'imaginer l'immense chagrin d'un père contraint d'abandonner sa fille sans avoir pu tenir sa promesse. Peut-être que la souveraine précédente, son autre elle, aurait refusé de les abandonner à leur sort et usé de tout son pouvoir afin de les réunir dans La Mémoire vivante, pour que leur volonté anthume soit accomplie ? Quoi qu'il en soit, elle n'avait pas le choix : il lui fallait surmonter sa peine et continuer à aller de l'avant. En outre, elle savait mieux que personne qu'un serment non honoré ne le restait jamais vraiment, car il y avait toujours quelqu'un pour en hériter et le faire sien.
« Dans ce cas... Que dirais-tu d'aller voir les étoiles, toutes les deux ? »
En sentant l'hésitation de Wezikwe, Sphene lui prit la main et l'emmena. Elle avait conscience que traverser les plaines sauvages n'était pas sans risque, mais avec la maîtrise de son pouvoir magique fraîchement retrouvée, elle se sentait plus que capable d'écarter les monstres qui tenteraient de leur barrer la route. Qui plus est, elles n'auraient que quelques malms à parcourir avant de pouvoir admirer le ciel nocturne en toute liberté. Seulement, c'était sans compter une rencontre des plus inattendues.
« Hééé ! Spheeene ! »
La propriétaire de cette voix aussi puissante que sympathique n'était autre que Wuk Lamat, l'Aurarque de la Force du royaume voisin du Tuliyollal. Elle était accompagnée de Koana, son homologue Aurarque de la Raison, et de Gulool Ja, récent héritier de l'autorité de souverain de la Force d'Alexandrie. Soudain, Sphene se souvint que les funérailles de Zoraal Ja étaient programmées pour le lendemain. Même s'il était impensable d'offrir une cérémonie nationale à celui qui avait infligé tant de peine et de pertes à son peuple, il avait été décidé d'offrir un moment de recueillement aux membres d'adoption de sa famille, et surtout à son jeune fils, qui avait plus que quiconque besoin de cette occasion pour faire son deuil.
« Comme on avait terminé nos tâches administratives, on est venus plus tôt que prévu. On s'est dit qu'on avait le temps de te faire un petit coucou, mais tu dois te rendre quelque part ? »
Sphene eut à peine le temps d'expliquer la situation à ses amis que Wuk Lamat, dans l'enthousiasme qui la caractérise, s'exclama : « si tu t'aventures en dehors du dôme, on se charge de te guider et de t'escorter ! » En remarquant la mine éberluée de Wezikwe, qui n'arrivait pas à croire que la dirigeante du pays voisin se propose soudainement de l'accompagner, Koana s'adressa à elle sur un ton réconfortant.
« En tant que Tonawawta, ton papa était aussi un citoyen du Tuliyollal. Si tu le veux bien, nous allons accomplir votre promesse tous ensemble. »
C'est ainsi que commença l'éphémère équipée de Wezikwe en compagnie de quatre souverains, dont un en devenir. Le groupe se dirigea vers le sud de L'Hoirie recouvrée, et après avoir dépassé L'Avant-garde, se retrouva bien vite de l'autre côté de la gigantesque barrière magique.
« Tiens ? C'est bizarre, il n'y avait pas un nuage jusqu'à tout à l'heure, ja. »
Gulool Ja exprima cette remarque d'une voix empreinte d'inquiétude. Le soleil avait presque disparu à l'horizon, et le ciel commençait à se couvrir d'un sombre voile grisâtre. Koana, lui, se voulait optimiste.
« On peut voir une éclaircie vers le sud. Avec de la chance, lorsque nous arriverons en Shaaloani... »
Soudain, Wezikwe interjeta.
« Inutile d'aller plus loin ! Pardonnez-moi pour ce caprice, j'aurais mieux fait de me taire. »
Sphene prit les deux mains de la jeune fille entre les siennes pour s'adresser à elle, les yeux dans les yeux.
« Ne t'en fais pas, tout va bien se passer. »
La souveraine de la Raison envoya alors un regard à Wuk Lamat, qui lui répondit d'un sourire complice, et saisit aussitôt sa linkperle. Après avoir appelé la Compagnie de chemin de fer du Xak Tural, l'entreprise exploitant la ligne ferroviaire entre Alexandrie et la Shaaloani, elle annonça fièrement :
« Le dernier train qu'on a pris pour venir ici est pas encore reparti, et je me suis arrangée pour qu'on nous laisse monter ! »
Conformément aux dires de Wuk Lamat, la locomotive à céruleum les attendait en gare. À leur arrivée, Nitowikwe, la conductrice, s'extirpa de la fenêtre de sa cabine et leur lança : « pour la bonne cause, je suis prête à fendre les nuages avec vous ! » Tout en encourageant Wezikwe, impressionnée de voir un train pour la première fois, Sphene monta à bord, suivie du reste du groupe. Le moteur se mit alors en branle, et le convoi commença à avancer, prenant lentement mais sûrement de la vitesse. Le dôme s'éloigna petit à petit, et alors qu'on pouvait distinguer l'ensemble de sa forme arrondie, Gulool Ja, qui admirait le paysage à travers sa fenêtre, s'exclama joyeusement :
« Wezikwe, regarde ! On peut voir le ciel à travers les nuages, ja ! »
Au même moment, le train se mit à ralentir, jusqu'à s'arrêter au beau milieu de nulle part. Wezikwe, toujours confuse et désolée d'avoir initié cette escapade inopinée, descendit du wagon tout en regardant vers le ciel. La voûte étoilée était telle qu'on la décrivait dans les livres : d'une grandeur infinie et d'une lumière aussi douce que sémillante. La vue de ces innombrables points éclatants lui avait coupé le souffle, et elle n'en détachait pas les yeux.
« C'est ça... les étoiles... ? »
La main de Wezikwe se tendit, malgré elle, vers ce dôme cristallin infiniment plus immense que celui sous lequel elle avait vécu depuis sa naissance.
« Papa... Notre vœu s'est réalisé... »
Aux côtés de Wezikwe, qui pleurait sans bruit, Sphene se remémora toutes les promesses faites aux Alexandrins : celles qui s'étaient matérialisées, comme celles qui n'avaient pas pu être remplies ; si elle se tenait ici aujourd'hui, c'était grâce au puissant lien qu'elle entretenait avec ses sujets.
« J'existe aussi à travers ce pacte avec cet autre moi. Même si nous n'avons pu coexister, je porte aujourd'hui en moi son souhait et je peux marcher sur ses pas. »
Au fond d'elle, Sphene se disait qu'une promesse, c'était peut-être un peu comme partager un futur commun. Ainsi, il n'y avait rien qu'elle désirait davantage qu'associer son avenir à celui du plus grand nombre de ses sujets bien-aimés ; elle conserverait comme si sa vie en dépendait leurs précieux souvenirs confiés aux étoiles, et bâtirait avec eux des lendemains radieux.
« Dites, est-ce qu'on ne verrait pas mieux depuis là-bas, ja ? » dit Gulool Ja, en pointant du doigt une colline à proximité.
Il se mit alors à courir dans cette direction, vite suivi par Wuk Lamat et Koana. Sphene, dans le plus grand des calmes, tendit gracieusement la main à Wezikwe, avant de l'inviter en toute simplicité.
« Tu viens ? »
« Ce livre... C'est un roman d'aventures que mon mari avait acheté à un marchand de Tuliyollal, avant l'apparition du dôme. Notre fille l'a toujours adoré, et il lui lisait souvent lorsqu'elle était petite. D'ailleurs, elle l'a couvert de gribouillis. »
Alors que la mère tournait doucement les pages en se confiant, l'apparition d'une illustration montrant d'adorables petits rroneeks virevoltants provoqua un rire chez Sphene.
« Hi hi hi, quelle imagination ! Moi aussi, j'adorais dessiner sur mon grimoire de magie lorsque j'étais enfant. »
L'ouvrage que les parents de la jeune Sphene lui avaient offert, avec le souhait qu'elle protège un jour ce qui lui est cher, était effectivement garni de croquis d'animaux et autres monstres fantastiques. Le jour où Otis, le capitaine de la garde royale d'Alexandrie, découvrit l'existence de cette ménagerie, il affirma avec le plus grand sérieux qu'il s'agissait « du chef-d'œuvre du siècle », un compliment aussi gênant que marquant pour l'infante. Lors du même épisode, Zelenia, vice-capitaine de la garde, félicita Sphene pour son « habile coup de crayon » avec un chaleureux sourire, tout le contraire de la mine sévère qu'elle arborait habituellement pendant son service.
« Lorsque je serai plus habile avec mes sorts de magie, je pourrai me battre à vos côtés ?
– Bien sûr ! Je ne doute pas une seconde que vous atteindrez bientôt le niveau nécessaire.
– Avez-vous perdu la raison, Zelenia !? Il est hors de question d'exposer Sa Majesté au moindre danger !
– On en reparlera quand vous serez capable de prendre le dessus sur moi, mon cher Otis.
– Grmbl...
– Hi hi hi ! Quand je serai prête, nous protégerons le royaume tous ensemble ! »
C'est ainsi, lors d'un soir lointain, qu'ils se promirent de préserver la paix de leur Alexandrie bien-aimée, sous les étoiles brillant fièrement dans le ciel du ponant.
Comme pour se détourner l'esprit des souvenirs qui allaient continuer à affluer, Sphene observa les alentours à la recherche de la fille du défunt. D'après sa mère, elle avait immédiatement rechigné à l'idée de participer aux funérailles, et sans surprise, elle ne s'était pas montrée. Cette attitude était due à la conception de l'existence qui prévalait au sein de la famille, selon laquelle l'âme quittait l'enveloppe corporelle après la mort avant de s'élever vers le ciel, pour devenir une étoile éclairant le chemin emprunté par les vivants.
« Je suppose que ma fille s'est rappelé cet enseignement lorsque nous avons récupéré les souvenirs de son père. Petite, elle avait été marquée par la légende des étoiles racontée dans son livre favori... »
Sphene leva les yeux vers le ciel, désespérément vierge de toute source lumineuse. Car contrairement aux rayons du soleil, la lueur des étoiles était complètement bloquée par la barrière magique. Wezikwe, la fille du défunt, avait donc une idée bien arrêtée de la mort et de l'au-delà. Sphene, qui avait sensiblement le même âge, si l'on omet ses quatre cents ans de sommeil, ne pouvait s'imaginer réfuter ou même ignorer les croyances de ses sujets venus d'autres contrées, même si elles différaient de celles des Alexandrins de naissance. Un peu à la manière de cet aventurier qui lui avait tendu la main après son réveil, et protégé avec bravoure un souvenir qui lui était cher.
« Me permettriez-vous d'échanger quelques mots avec Wezikwe ? »
Une fois descendue de l'ascenseur menant à Solution Neuf, Sphene commença à rechercher la jeune fille, d'après les indications reçues par sa mère, aussi confuse qu'honorée par la requête de sa souveraine. À cette heure de la soirée, elle était sûrement encore en train d'aider à l'Auréole de Yyupye. Sphene se dirigea donc vers Sentinelle Neuf pour demander à Leander, le tenancier d'une échoppe au centre d'informations, s'il n'avait pas aperçu Wezikwe. Elle se souvenait avoir été surprise, la dernière fois qu'elle s'était adressée à lui, de la grande attention avec laquelle il observait chacun des passants dans son allée.
« Oui, j'ai vu cette petite, un peu plus tôt. Elle marchait en direction de la ferme, comme toujours, mais son visage m'a paru plus fermé qu'à l'accoutumée. »
Leander saisit alors deux biscuits « Angélique » sur son étal, sans doute pour que Sphene les partage avec Wezikwe afin de lui donner du baume au cœur. Lorsque la jeune reine essaya de le payer, le marchand refusa, prétextant avec un sourire bienveillant : « si l'on apprend que la souveraine de la Raison apprécie ces biscuits, ils se vendront comme des petits pains ». Sphene le remercia solennellement, avant de se hâter vers l'extérieur de la Gardienne de l'Éternité. Une fois à L'Hoirie recouvrée, elle prit la route de l'Auréole de Yyupye, en passant par les Faubourgs. Elle y croisa Mahuwsa, la première personne dont elle avait fait la connaissance dans le hameau, et lui exposa la situation.
« Oui, Votre Majesté, j'ai entendu que Wezikwe avait repris possession des souvenirs de son père. C'est une bonne petite, qui est venue à multiples reprises s'occuper des rroneeks avec moi. Elle tient beaucoup de son père, et je comprends parfaitement qu'elle ait besoin de temps pour digérer ce qui lui arrive. »
Sur ces paroles, Mahuwsa pointa du doigt un recoin derrière une étable, où l'on pouvait apercevoir une jeune Tonawawta recroquevillée. Peut-être avait-elle senti un regard sur elle, car Wezikwe releva lentement la tête. Lorsqu'elle aperçut Sphene qui se tenait devant elle, ses yeux rougis par les larmes s'illuminèrent subitement.
« ... V-Votre Majesté !?
– Tu es Wezikwe, n'est-ce pas ? Pardonne-moi, je ne voulais pas t'effrayer. Ta maman m'a parlé de toi, et j'aimerais que nous discutions. »
La souveraine accompagna la jeune fille hors du hameau, l'invita à s'asseoir à ses côtés, puis lui offrit un des biscuits. Elle prit alors un moment pour choisir ses mots, et commença à se confier. Même si tout les opposait, condition comme origines, Sphene désirait simplement venir en aide à Wezikwe. Cette dernière, bien que sur ses gardes au premier abord, finit par ouvrir son cœur peu à peu.
« C'est parce que je me suis souvenue de cette promesse qu'on s'était faite, papa et moi... Il m'avait expliqué qu'au-delà des nuages sombres, de nombreuses étoiles brillaient, et qu'il s'agissait de nos ancêtres, qui poursuivaient leur route à travers les cieux après avoir rempli leur rôle dans ce monde. Il m'avait assuré qu'ils continuaient à veiller sur nous, où que nous soyons, et que nous irions voir les étoiles ensemble, un jour, pour les remercier de nous donner du courage. »
Malheureusement, le père de Wezikwe avait succombé à la maladie avant qu'ils ne puissent s'aventurer hors du dôme. Après avoir recouvré le souvenir de cette promesse qui ne se réaliserait jamais, la jeune fille eut grand-peine à mettre de l'ordre dans ses émotions et décida finalement de ne pas se rendre aux funérailles. Elle aurait voulu se confier à sa mère, mais cette dernière étant submergée par le chagrin, Wezikwe préféra se rendre au chevet des rroneeks dont son père s'occupait habituellement.
« Tout ça pour ça... On aurait mieux fait de ne jamais rien se promettre. »
Bien sûr, pour une famille, récupérer la mémoire d'un défunt ne valait pas de réelles retrouvailles. Sphene ne pouvait s'empêcher d'imaginer l'immense chagrin d'un père contraint d'abandonner sa fille sans avoir pu tenir sa promesse. Peut-être que la souveraine précédente, son autre elle, aurait refusé de les abandonner à leur sort et usé de tout son pouvoir afin de les réunir dans La Mémoire vivante, pour que leur volonté anthume soit accomplie ? Quoi qu'il en soit, elle n'avait pas le choix : il lui fallait surmonter sa peine et continuer à aller de l'avant. En outre, elle savait mieux que personne qu'un serment non honoré ne le restait jamais vraiment, car il y avait toujours quelqu'un pour en hériter et le faire sien.
« Dans ce cas... Que dirais-tu d'aller voir les étoiles, toutes les deux ? »
En sentant l'hésitation de Wezikwe, Sphene lui prit la main et l'emmena. Elle avait conscience que traverser les plaines sauvages n'était pas sans risque, mais avec la maîtrise de son pouvoir magique fraîchement retrouvée, elle se sentait plus que capable d'écarter les monstres qui tenteraient de leur barrer la route. Qui plus est, elles n'auraient que quelques malms à parcourir avant de pouvoir admirer le ciel nocturne en toute liberté. Seulement, c'était sans compter une rencontre des plus inattendues.
« Hééé ! Spheeene ! »
La propriétaire de cette voix aussi puissante que sympathique n'était autre que Wuk Lamat, l'Aurarque de la Force du royaume voisin du Tuliyollal. Elle était accompagnée de Koana, son homologue Aurarque de la Raison, et de Gulool Ja, récent héritier de l'autorité de souverain de la Force d'Alexandrie. Soudain, Sphene se souvint que les funérailles de Zoraal Ja étaient programmées pour le lendemain. Même s'il était impensable d'offrir une cérémonie nationale à celui qui avait infligé tant de peine et de pertes à son peuple, il avait été décidé d'offrir un moment de recueillement aux membres d'adoption de sa famille, et surtout à son jeune fils, qui avait plus que quiconque besoin de cette occasion pour faire son deuil.
« Comme on avait terminé nos tâches administratives, on est venus plus tôt que prévu. On s'est dit qu'on avait le temps de te faire un petit coucou, mais tu dois te rendre quelque part ? »
Sphene eut à peine le temps d'expliquer la situation à ses amis que Wuk Lamat, dans l'enthousiasme qui la caractérise, s'exclama : « si tu t'aventures en dehors du dôme, on se charge de te guider et de t'escorter ! » En remarquant la mine éberluée de Wezikwe, qui n'arrivait pas à croire que la dirigeante du pays voisin se propose soudainement de l'accompagner, Koana s'adressa à elle sur un ton réconfortant.
« En tant que Tonawawta, ton papa était aussi un citoyen du Tuliyollal. Si tu le veux bien, nous allons accomplir votre promesse tous ensemble. »
C'est ainsi que commença l'éphémère équipée de Wezikwe en compagnie de quatre souverains, dont un en devenir. Le groupe se dirigea vers le sud de L'Hoirie recouvrée, et après avoir dépassé L'Avant-garde, se retrouva bien vite de l'autre côté de la gigantesque barrière magique.
« Tiens ? C'est bizarre, il n'y avait pas un nuage jusqu'à tout à l'heure, ja. »
Gulool Ja exprima cette remarque d'une voix empreinte d'inquiétude. Le soleil avait presque disparu à l'horizon, et le ciel commençait à se couvrir d'un sombre voile grisâtre. Koana, lui, se voulait optimiste.
« On peut voir une éclaircie vers le sud. Avec de la chance, lorsque nous arriverons en Shaaloani... »
Soudain, Wezikwe interjeta.
« Inutile d'aller plus loin ! Pardonnez-moi pour ce caprice, j'aurais mieux fait de me taire. »
Sphene prit les deux mains de la jeune fille entre les siennes pour s'adresser à elle, les yeux dans les yeux.
« Ne t'en fais pas, tout va bien se passer. »
La souveraine de la Raison envoya alors un regard à Wuk Lamat, qui lui répondit d'un sourire complice, et saisit aussitôt sa linkperle. Après avoir appelé la Compagnie de chemin de fer du Xak Tural, l'entreprise exploitant la ligne ferroviaire entre Alexandrie et la Shaaloani, elle annonça fièrement :
« Le dernier train qu'on a pris pour venir ici est pas encore reparti, et je me suis arrangée pour qu'on nous laisse monter ! »
Conformément aux dires de Wuk Lamat, la locomotive à céruleum les attendait en gare. À leur arrivée, Nitowikwe, la conductrice, s'extirpa de la fenêtre de sa cabine et leur lança : « pour la bonne cause, je suis prête à fendre les nuages avec vous ! » Tout en encourageant Wezikwe, impressionnée de voir un train pour la première fois, Sphene monta à bord, suivie du reste du groupe. Le moteur se mit alors en branle, et le convoi commença à avancer, prenant lentement mais sûrement de la vitesse. Le dôme s'éloigna petit à petit, et alors qu'on pouvait distinguer l'ensemble de sa forme arrondie, Gulool Ja, qui admirait le paysage à travers sa fenêtre, s'exclama joyeusement :
« Wezikwe, regarde ! On peut voir le ciel à travers les nuages, ja ! »
Au même moment, le train se mit à ralentir, jusqu'à s'arrêter au beau milieu de nulle part. Wezikwe, toujours confuse et désolée d'avoir initié cette escapade inopinée, descendit du wagon tout en regardant vers le ciel. La voûte étoilée était telle qu'on la décrivait dans les livres : d'une grandeur infinie et d'une lumière aussi douce que sémillante. La vue de ces innombrables points éclatants lui avait coupé le souffle, et elle n'en détachait pas les yeux.
« C'est ça... les étoiles... ? »
La main de Wezikwe se tendit, malgré elle, vers ce dôme cristallin infiniment plus immense que celui sous lequel elle avait vécu depuis sa naissance.
« Papa... Notre vœu s'est réalisé... »
Aux côtés de Wezikwe, qui pleurait sans bruit, Sphene se remémora toutes les promesses faites aux Alexandrins : celles qui s'étaient matérialisées, comme celles qui n'avaient pas pu être remplies ; si elle se tenait ici aujourd'hui, c'était grâce au puissant lien qu'elle entretenait avec ses sujets.
« J'existe aussi à travers ce pacte avec cet autre moi. Même si nous n'avons pu coexister, je porte aujourd'hui en moi son souhait et je peux marcher sur ses pas. »
Au fond d'elle, Sphene se disait qu'une promesse, c'était peut-être un peu comme partager un futur commun. Ainsi, il n'y avait rien qu'elle désirait davantage qu'associer son avenir à celui du plus grand nombre de ses sujets bien-aimés ; elle conserverait comme si sa vie en dépendait leurs précieux souvenirs confiés aux étoiles, et bâtirait avec eux des lendemains radieux.
« Dites, est-ce qu'on ne verrait pas mieux depuis là-bas, ja ? » dit Gulool Ja, en pointant du doigt une colline à proximité.
Il se mit alors à courir dans cette direction, vite suivi par Wuk Lamat et Koana. Sphene, dans le plus grand des calmes, tendit gracieusement la main à Wezikwe, avant de l'inviter en toute simplicité.
« Tu viens ? »






